Les gens hurlèrent de plaisir. S'attaquant au danois, l'ourse le projeta à l'extrême bord de l'arène, la gorge ouverte. Puis elle frappa le petit chien roux, plus rouge encore de tout le sang qu'il avait reçu. Il tenta de l'égorger mais elle l'étouffa entre ses pattes croisées et ne le lâcha que lorsqu'il fut mort. Puis retombant près des chiens inanimés, elle se mit à gémir et trembler, en léchant ses plaies.
Dans le brouhaha, les spectateurs payaient et encaissaient leurs paris.
« Trop court ! trop court ! grognait quelqu'un près de Rob.
– Cette sale bête n'est pas morte, on peut encore s'amuser. »
Un gars ivre, armé de la lance, se mit à harceler l'ourse en la piquant à l'anus ; on applaudit en la voyant tourner sur elle-même avec un grognement, mais elle fut vite bloquée par la courroie qui retenait sa patte.
« L'autre œil ! cria-t-on dans la foule. Crève-lui l'autre œil ! »
L'ivrogne visait l'énorme tête quand Rob lui arracha la lance des mains.
« Brave Godiva », dit-il, puis il brandit l'arme et l'enfonça profondément dans la poitrine de la bête, qui rejeta presque aussitôt un flot de sang.
Les gens hurlèrent comme des chiens. Rob se laissa pousser dehors par le Barbier furieux et Wat qui le traitait de « petit barbier merdeux ».
Le maître d'arène annonça d'un ton apaisant qu'un nouveau combat opposerait bientôt un blaireau à des chiens, et les protestations se changèrent en acclamations. Le Barbier s'excusa auprès de Wat. Quand il revint au camp, d'un pas lourd, il but la moitié d'un flacon puis s'affala sur son lit, le regard fixe.
« Tu es un pauvre con, dit-il. Si les paris n'avaient pas déjà été payés, ils t'auraient étripé et je n'aurais rien fait pour te défendre. »
Rob passa la main sur la peau d'ours qui lui servait de lit : elle était de plus en plus râpée, il faudrait bientôt la jeter.
« Allons, bonne nuit, Barbier », dit-il.
16. LES ARMES
LE Barbier n'avait pas prévu que les choses se gâteraient entre Rob et lui ; à dix-sept ans, l'ancien apprenti restait ce qu'il avait été enfant : travailleur et facile à vivre. Mais, en affaires, il discutait comme une marchande de poisson. A la fin de la première année, il réclama le douzième des gains au lieu du vingtième. Le Barbier grogna, puis céda : c'était mérité.
Il avait remarqué que Rob dépensait peu ; il mettait presque tous ses gains de côté pour acheter des armes. Un soir d'hiver, dans la taverne d'Exmouth, un jardinier lui proposa une dague.
« Votre avis ? demanda-t-il en tendant l'arme au Barbier.
– La lame en bronze ne tiendra pas ; le manche paraît bon, mais cette peinture criarde peut cacher des défauts. »
Rob rendit le médiocre couteau. Au printemps, le long des côtes, il chercha des Espagnols dans les ports, sachant que les meilleures armes venaient de chez eux, mais il n'acheta rien avant d'avoir gagné l'intérieur des terres.
Un matin de juillet, à Blyth, ils découvrirent en s'éveillant Incitatus couché par terre, froid et déjà raide. Rob regarda tristement le cheval mort ; le Barbier au contraire s'extériorisa en jurant. Tandis que l'un creusait une large fosse pour ne pas laisser ce vieux Tatus aux chiens et aux corbeaux, l'autre lui trouvait un remplaçant ; il y mit du temps et de l'argent car l'affaire était capitale. Enfin il acheta une jument baie de trois ans.
« On l'appelle aussi Incitatus ? » demanda-t-il, mais Rob secoua la tête et la bête n'eut jamais d'autre nom que « Cheval ». Elle avait le pas aisé, mais elle perdit un fer le premier matin, et il fallut retourner à Blyth pour le remplacer.
Ils trouvèrent le forgeron, Durman Moulton, occupé à finir une épée qui leur fit écarquiller les yeux.
« Combien ? demanda Rob avec une fougue qui choqua le Barbier, plutôt porté aux longs marchandages.
– Elle est vendue », dit l'homme, mais il les laissa la prendre en main pour en éprouver l'équilibre. C'était une arme anglaise faite pour frapper de taille, sans ornement, fine, loyale et admirablement forgée. Plus jeune et moins mûri, le Barbier se serait laissé tenter.
« Combien pour la même, plus une dague assortie ? »
C'était plus que Rob ne gagnait en un an.
« Et vous devez payer la moitié maintenant pour confirmer la commande », dit Moulton.
Le jeune homme alla chercher une bourse dans la charrette et lui compta vivement l'argent.
« Nous reviendrons dans un an prendre les armes et verser le reste. »
La saison n'était pas finie que Rob réclamait un sixième des bénéfices. Le Barbier s'indigna puis réfléchit. Il avait entendu une femme dire à son amie : « Choisis plutôt le jeune barbier, on dit qu'il a une bonne main. » Il finit par proposer le huitième et, à son grand soulagement, Rob accepta.
Toujours soucieux d'améliorer son spectacle, il avait inventé un nouveau personnage : un vieux débauché qui buvait du Spécifique et se mettait aussitôt à lutiner les femmes de l'assistance. Rob refusa d'abord de jouer le Vieux mais il dut céder devant l'entêtement du Barbier. Grimé, avec une perruque et de fausses moustaches grises, vêtu de hardes, il marchait tout courbé en traînant une jambe, et jouait toute une comédie plaisante en déguisant sa voix. Il se trouvait même sans bourse délier des commères dans le public pour lui donner la réplique. Un soir, à Lichfield, il poursuivit le jeu jusqu'à la taverne, et les gens écoutèrent le Vieux raconter ses prétendus souvenirs amoureux en lui payant à boire, si bien que, pour la première fois, ce fut le Barbier qui dut soutenir son assistant jusqu'au campement.
Le gros homme se réfugiait dans la bonne chère ; il mettait les chapons à la broche, bardait les canards, bouillait les langues de bœuf à l'oignon et aux herbes..., voyant avec inquiétude Rob courir les tavernes et boire n'importe quoi.
« J'ai observé que tu ne prends plus les mains des patients.
– Vous non plus.
– Ce n'est pas moi qui ai le don.
– Quel don ? Vous avez toujours dit que ça n'existait pas !
– Maintenant, si. Et je crois qu'il peut se perdre avec la boisson. Ecoute-moi : don ou pas, il faut prendre les mains des malades quand tu les fais passer derrière le paravent. Ils aiment cela. Comprends-tu ? »
Rob acquiesça d'un air maussade.
Un soir, ils allèrent ensemble à la taverne pour faire la paix. Mais, ivre de vin de mûres, le jeune homme s'en prit à un gaillard de son format et, à coups de poing, de pied et de genou, la bagarre tourna au délire. Quand enfin on sépara les combattants épuisés, le Barbier ramena son compagnon en le traitant d'ivrogne.
« Vous pouvez parler !
– C'est vrai que je peux aussi me soûler, mais j'ai toujours su éviter les histoires. Je n'ai jamais vendu de poisons et je ne me mêle pas de mauvaises magies. Tout dépend du contrôle qu'on garde sur soi-même. Arrête tes bêtises et desserre les poings. »
Mais Rob tournait à l'ours et ne cherchait que plaies et bosses ; la violence gagnait en lui comme une mauvaise herbe, et le Barbier se demandait si son apparent oubli des siens était un bien ou un mal. L'hiver à Exmouth fut le pire de tous.
Ils partirent en mars et suivirent la frontière du pays de Galles jusqu'à Shrewsbury, puis le cours de la Trent vers le nord-est, en s'arrêtant partout. Cheval n'avait pas le talent de Tatus pour se cabrer à la parade, mais elle était belle, avec sa crinière ornée de rubans. Les affaires furent excellentes.
A Blyth, ils allèrent aussitôt chez Durman Moulton ; le forgeron leur fit bon accueil et, d'une réserve obscure au fond de la boutique, il rapporta deux paquets enveloppés de peau souple, qu'il leur présenta. Rob retenait son souffle : l'épée était, s'il est possible, plus belle encore que celle de l'année passée, et le Barbier, soupesant la dague, la trouva merveilleusement proportionnée.