« Beau travail », dit-il à Moulton, qui apprécia le compliment comme il convenait.
Rob glissa les armes à sa ceinture dans les fourreaux qu'il avait achetés en chemin, en éprouva le poids inhabituel et posa ses mains sur les gardes. Son maître ne pouvait s'empêcher de le regarder : il avait de la présence. A dix-huit ans, pleinement développé, il était plus grand que le Barbier de deux mains, mince et large d'épaules, avec une crinière brune et bouclée, de grands yeux bleus plus changeants que la mer, un visage large aux mâchoires solides, qu'il tenait soigneusement rasé. Le voyant tirer à demi puis remettre au fourreau cette épée, signe de sa liberté, le Barbier frémit d'un orgueil qui n'était pas exempt d'une indéfinissable appréhension. Peut-être de la peur.
17. LE NOUVEAU CONTRAT
LA première fois que Rob entra dans une taverne avec ses armes, il sentit la différence : les hommes ne se montraient pas plus respectueux, mais plus attentifs et plus prudents. Le Barbier ne cessait de le mettre en garde ; la colère, disait-il, est un des péchés capitaux. Il lui décrivait sans fin les jugements par ordalie où l'accusé doit prouver son innocence en saisissant un fer rouge ou en avalant de l'eau bouillante.
« Pour qui est convaincu de meurtre, c'est la corde ou le billot. Souvent on passe des lanières sous les tendons des chevilles pour attacher l'assassin à la queue de bœufs sauvages sur qui on lâche des chiens »
« Seigneur, pensait Rob, le Barbier n'est plus qu'une vieille femme geignarde. Croit-il que j'irais massacrer les gens ? »
A Fulford il s'aperçut qu'il avait perdu la monnaie romaine que son père lui avait donnée, et devint d'une humeur farouche. Il se fit casser le nez dans une querelle d'ivrognes avec un Ecossais ; le Barbier le lui redressa tant bien que mal et l'accabla de reproches. On se tenait à distance, désormais, de ses poings, de ses armes et de son visage cousu de cicatrices.
Après le spectacle, un jour à Newcastle, comme il revenait à la charrette encore grimé et déguisé en Vieux, il trouva son maître en discussion avec un grand maigre.
« Je vous suis depuis Durham, disait l'homme. Vous rassemblez les foules, c'est ce qui m'intéresse. Voyageons ensemble et partageons les gains.
– Je ne travaille pas avec les voleurs, répondit le Barbier.
– Tu n'as pas le choix, fit l'autre.
– C'est lui qui choisit ! coupa Rob, à qui l'inconnu ne jeta qu'un coup d'oeil,
– Tais-toi, Vieux, ou gare à toi... »
Mais voyant le faux vieillard redressé et marchant sur lui, le voyou sortit un couteau. Aussitôt jaillie de son fourreau, la dague lui traversa le bras, et Rob, en la retirant, s'étonna de voir couler tant de sang de cet échassier décharné. Sans écouter le Barbier qui voulait le panser, le voleur s'échappa.
« A saigner comme ça, il va se faire remarquer et, s'il est pris, il nous dénoncera. Filons. »
Hors d'atteinte, ils s'arrêtèrent pour allumer un feu et dîner de navets froids qui restaient de la veille.
« A deux, on pouvait en venir à bout sans couteau, dit le Barbier.
– Il avait besoin d'une leçon.
– Ecoute, tu deviens dangereux. »
Rob se rebiffa : il avait voulu défendre le gros homme, et de vieux griefs nourrissaient sa colère.
« Vous n'avez jamais pris aucun risque pour moi. Notre argent, c'est moi, maintenant, qui le gagne ! Et bien plus que ce filou n'en a jamais trouvé sous ses doigts crochus.
– Tu deviens un danger et un boulet », dit le Barbier d'un ton las.
La dernière étape du voyage les mena à l'extrême frontière du Nord, où l'on ne savait plus qui était Anglais ou Ecossais. Devant leur public, Rob et le Barbier faisaient toujours équipe mais hors de l'estrade gardaient un silence glacial, rompu seulement par des querelles. Le temps était passé où le maître levait la main sur son élève, mais, quand il avait bu, il l'abreuvait d'insultes ordurières.
« ... Un fumier, un orphelin merdeux... Qu'est-ce que tu serais devenu sans moi ? »
Un soir, à Lancaster, près d'un étang d'où montait une brume couleur de lune avec des tourbillons d'éphémères, Rob excédé allait remplir son gobelet dans la charrette quand la terrible voix l'interpella :
« Rapporte-moi un flacon, bon Dieu ! »
Il allait grogner : « Va le chercher toi-même ! », quand il avisa dans un coin les fioles de la cuvée spéciale. Il en prit une qu'il tendit au Barbier. Il le vit l'ouvrir, la porter à sa bouche... Il était encore temps de l'arrêter d'un mot. Mais il laissa faire homme ivre, qui but jusqu'au bout, jeta le flacon et s'endormit comme une masse.
« Pourquoi ça ne me fait-il aucun plaisir ? » se dit le jeune homme, sans pouvoir trouver le sommeil, jusqu'au matin. Oui, il y avait deux hommes dans Barbier : l'un cordial et bon, l'autre vil ; quand il était soûl, seul émergeait le second. Avec une lucidité soudaine, comme un éclair dans une nuit noire, Rob comprit qu'il vivait lui aussi cette même dégradation. Il frémit et se rapprocha du feu, en proie à une profonde détresse.
Dès l'aube, il retrouva le flacon vide et le cacha dans le bois ; puis il ranima les flammes pour réparer un copieux petit déjeuner.
« Je me suis mal conduit, dit-il au Barbier, et... vous demande pardon. »
L'autre, stupéfait, acquiesça en silence. Ils attelèrent Cheval et roulèrent sans rien dire une partie de la matinée. De temps à autre, Rob sentait sur lui le regard pensif de son compagnon.
« J'ai bien réfléchi, dit enfin le Barbier. La saison prochaine, tu continueras sans moi. »
Se sentant coupable d'avoir eu la même pensée la veille, le garçon protesta : « C'est cette sacrée boisson qui nous rend fous. Il faut y renoncer et tout ira bien comme avant. »
Le maître parut touché mais il secoua la tête.
« L'alcool ne fait pas tout. Tu es un jeune cerf qui a besoin d'essayer ses bois, et moi je suis trop vieux. Trop gros aussi et je manque de souffle. Rien que grimper sur l'estrade me prend toute mon énergie ; il m'est chaque jour plus difficile d'assurer jusqu'au bout le spectacle. J'aimerais demeurer à Exmouth désormais, profiter de l'été, m'occuper du potager, sans parler des plaisirs de la cuisine. Pendant ton absence, je peux préparer une grosse réserve de Spécifique. Je te paierai aussi l'entretien de Cheval et de la carriole. Tu garderas ce que tu gagneras avec les traitements ainsi que le prix d'un flacon sur cinq la première année et d'un sur quatre les années suivantes.
– Un sur trois la première année et un sur deux ensuite, répliqua Rob sans même réfléchir.
– C'est trop pour un gars de dix-neuf ans, dit sèchement le Barbier. Mais on verra ça ensemble car nous sommes des gens raisonnables. »
Ils finirent par tomber d'accord : un flacon sur quatre, puis un sur trois, contrat révisable au bout de cinq ans. Le vieux était ravi et Rob n'en revenait pas de sa chance. Ils traversèrent la Northumbrie dans l'allégresse et, à Leeds, le Barbier fit des dépenses prodigieuses : il fallait, dit-il, célébrer le nouveau contrat par un mémorable dîner.
Ils quittèrent Leeds en suivant la rivière sous les arbres, entre les bruyères et les buissons verdoyants, puis campèrent à l'endroit où l'Aire s'élargit, parmi les aulnes et les saules. Là, ils préparèrent ensemble un énorme pâté avec un cuissot de daim, une longe de veau, un gros chapon, une paire de colombes, six œufs durs et une demi-livre de graisse, le tout émincé et harmonieusement mêlé sous une croûte luisante et dorée.
Ils en mangèrent largement et le Barbier altéré se remit à l'hydromel. Rob, qui ne voulut boire que l'eau, le vit bientôt rougir et changer d'humeur : il fallut mettre à sa portée deux caisses de flacons et l'entendre maugréer contre les termes du contrat, mais, avant que les choses ne se gâtent, sombra dans un lourd sommeil.