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Le lendemain, par un matin ensoleillé, plein de chants d'oiseaux, il s'éveilla, pâle et maussade, ayant apparemment oublié l'incident de la veille.

« Allons pêcher la truite, dit-il, j'en mangerais en une au petit déjeuner. » Mais en se levant, il se plaignit d'une douleur à l'épaule gauche. « Je vais charger la charrette : rien de tel que le travail pour rouiller les articulations. »

Il emporta l'une des caisses, puis revint chercher autre. A mi-chemin, il la laissa échapper à grand fracas. Les yeux hagards, il porta une main à sa poitrine en grimaçant et la douleur lui courba les épaules.

« Robert... », dit-il doucement, et c'était la première fois de Rob l'entendait user de son prénom. Il fit un pas vers lui, les mains tendues. Mais avant qu’ils aient pu se rejoindre, le Barbier avait cessé de respirer. Comme un grand arbre, ou comme une avalanche, la mort d'une montagne, le Barbier chancela et s'abattit sur la terre.

18. REQUIESCAT

 

« JE ne le connaissais pas.

– C'était mon ami.

– Je ne vous ai jamais vu non plus, dit le prêtre, avec dureté.

– Vous me voyez, maintenant. »

Rob avait déchargé la charrette de leurs affaires, qu'il avait cachées dans un bouquet de saules, pour faire place au cadavre du Barbier. Il avait mis six heures à rejoindre le petit village de La Croix-d'Aire avec sa vieille église. Et voilà qu'un curé borné lui posait des questions insidieuses et stupides comme si le gros homme n'avait voulu mourir que pour l'importuner.

Le prêtre montra sa désapprobation en apprenant comment le défunt avait vécu.

« Médecins, chirurgiens ou barbiers, tous méprisent l'évidente vérité : seuls la Trinité et les saints ont le vrai pouvoir de guérir. »

Rob, qui n'était pas d'humeur à écouter de pareils discours, enrageait en silence. Il sentait peser ses armes à sa ceinture mais il lui semblait que le Barbier conseillait la patience. Il fut donc aimable, conciliant et fit un don généreux à l'église.

« L'archevêque Wulfstan interdit à un prêtre de rien recevoir des fidèles d'une autre paroisse.

– Il n'était le fidèle d'aucune paroisse », dit Rob, et finalement on accepta d'inhumer le Barbier en terre sacrée.

L'enterrement ne pouvait attendre, car l'odeur de la mort était déjà là. Le menuisier du village eut un choc en voyant quel grand cercueil il lui fallait assembler, et Rob creusa la fosse en proportion dans un coin du cimetière. Dans l'église, au pied de l'immense crucifix de chêne qui donnait son nom au pays, on déposa le Barbier dans sa bière jonchée de romarin. C'était justement la Saint-Calliste et, après le Kyrie eleison, le petit sanctuaire se trouva presque plein. Rob avait payé une messe de requiem que les gens suivirent avec un recueillement touchant. Le Barbier n'aurait pas été mieux traité s'il avait été de la guilde.

« C'était ton père ? » chuchota une vieille femme.

Il hésita puis trouva plus simple d'acquiescer en silence ; elle soupira et lui toucha le bras.

Après la messe, il s'approcha de l'autel, s'agenouilla et fit un signe de croix comme Mam le lui avait appris autrefois. Le prêtre traversa l'église, éteignit les cierges et le laissa seul. Il resta là, sans faim ni soif, inconscient du temps qui passait. Enfin, surpris d'entendre sonner matines, il se leva titubant, fit quelques pas dehors, se soulagea sous un arbre, puis revint se laver les mains et le visage dans le seau près de la porte de l'église, tandis que s'achevait l'office de minuit.

Alors, seul de nouveau dans l'obscurité, il se rappela comment le Barbier lui avait sauvé la vie, à Londres, quand il était enfant ; sa gentillesse et son égoïsme, sa patience et sa cruauté ; le plaisir qu'il prenait à préparer les repas ; ses colères et ses bons conseils, son rire et sa cordialité ; son ivrognerie. Entre eux, ce n'était pas de l'amour, mais quelque chose qui en tenait lieu et, comme l'aube jetait sur le visage de cire une lueur grise, Rob pleura amèrement, et pas seulement sur Henry Croft.

On enterra le Barbier après laudes. Le prêtre ne s'attarda guère devant la tombe.

– Vous pouvez la recouvrir », dit-il à Rob et, tandis que le sable et les graviers résonnaient sur le bois du cercueil, on l'entendit marmonner en latin à propos de la Résurrection promise.

Comme il l'aurait fait pour les siens, et se rappelant ses tombes perdues, Rob paya le prêtre pour faire graver une pierre, en précisant ce qu'il y fallait mettre :

Henry Croft

Barbier-chirurgien

Mort le 11 juillet 1030

 

« Peut-être : Requiescat in pace ? » demanda le prêtre.

La seule épitaphe qui venait à l'esprit de Rob, c'était Carpe diem, « Jouis de chaque jour ». Pourtant... Rob sourit, et le prêtre fut bien surpris. Mais le terrible jeune homme avait payé la pierre. Devant son insistance, il dut écrire soigneusement : « Fumum vendidi, J'ai vendu de la fumée ».

Le Barbier aurait-il sa pierre ? Qui s'en souciait à La Croix-d'Aire ?

« Je reviendrai voir si tout a été fait comme il faut », dit-il.

Le regard du prêtre se voila un instant.

« Dieu vous protège », dit-il sèchement avant de rentrer dans l'église.

Las et affamé, Rob revint au bosquet de saules où il avait laissé ses biens. Tout était là, intact. Quand il eut rechargé la charrette, il s'assit sur l'herbe pour manger ; le reste du pâté s'était gâté mais il restait un pain rassis que le Barbier avait cuit quatre jours plus tôt.

« Je suis l'héritier, se dit-il. C'est mon cheval et ma charrette. »

Le Barbier lui avait laissé les instruments et les méthodes, les fourrures râpées, les balles à jongler et les tours de magie, la poudre aux yeux et la fumée, le choix des itinéraires pour tous les jours à venir.

La première chose qu'il entreprit fut de sortir les flacons de la cuvée spéciale et de les briser un par en les jetant contre un rocher. Il vendrait les armes du Barbier : les siennes étaient meilleures. Mais il suspendit à son cou la corne saxonne. Puis il grimpa sur la charrette et s'assit à la place du conducteur, droit et solennel, comme sur un trône, songeant qu'il allait peut-être, à son tour, se chercher un apprenti.

19. UNE FEMME SUR LA ROUTE

 

IL alla, ainsi qu'ils l'avaient toujours fait, « se promenant dans un monde neuf », comme disait le Barbier. Les premiers jours, il ne put se décider à décharger le chariot ni à donner un spectacle. A Lincoln, il prit un repas chaud à la taverne et se nourrit du pain et du fromage que d'autres avaient préparés. Il ne buvait pas. Le soir, il s'asseyait près de son feu et se sentait terriblement seul. Il attendait quelque chose mais rien ne venait ; puis il finit par comprendre qu'il lui fallait vivre sa vie.

A Stafford, il décida de se remettre au travail, Cheval dressa les oreilles en piaffant dès qu'il battit le tambour sur la place. Ce fut comme s'il avait toujours été seul. Les gens ignoraient qu'un vieil homme aurait dû donner le signal des jongleries et raconter de bonnes histoires. Ils recouraient, riaient, admiraient ses portraits, achetaient son médicament et faisaient la queue pour être soignés.

En prenant les mains des patients, il s'aperçut que son don revenait : un solide forgeron, qu'on aurait cru capable de soulever le monde, était rongé d'un mal qui consumait sa vie ; il n'en avait pas pour longtemps. Une enfant souffreteuse, au contraire, révéla une réserve d'énergie qui le rendit heureux. Peut-être le don, étouffé par l'alcool, dit-il libéré par la sobriété ?

En quittant Stafford, l’après-midi, il s'arrêta dans une ferme pour acheter du lard. La chatte de la maison venait d'avoir une portée de chatons.