Le lendemain, il partit pour Worcester, ville voisine sur la rive gauche de la Severn. Il ne se rappela ensuite ni la rivière, ni la route avec Cheval, ni aucun détail du voyage. A Worcester, les gens regardèrent, bouche bée, la charrette rouge arriver sur la place, faire un tour complet et repartir en sens inverse sans s'être arrêtée.
On faisait les foins à Lucteburne, dans le comté de Leicester. Quand Rob arrêta son attelage devant un champ où quatre hommes fauchaient, le plus proche s'interrompit un instant pour lui indiquer la maison d'Edgar Thorpe.
A quatre pattes dans son petit jardin, le vieil homme arrachait des poireaux ; il y voyait, manifestement, mais souffrait de rhumatismes. Lorsque, avec l'aide de son visiteur, il se fut relevé, non sans exclamations et plaintes, il lui fallut quelques instants pour reprendre son calme. Rob avait apporté plusieurs flacons de Spécifique ; il en ouvrit un, qui fit grand plaisir à son hôte.
« Je viens pour m'informer sur l'opération qui tous a rendu la vue.
– Vraiment ? Et pourquoi cela ?
– C'est pour un parent qui aurait besoin du même traitement.
– J'espère qu'il est fort et courageux. J'étais attaché à une chaise, pieds et poings liés. On m'a fait boire, au point d'être presque inconscient ; et puis on m'a mis sous les paupières des petits crochets que des assistants tenaient relevés, si bien que je ne pouvais plus les baisser. »
Thorpe ferma les yeux et frissonna. Il avait raconté cela tant de fois que les détails étaient gravés dans sa mémoire, et qu'il n'eut pas une hésitation. Rob écoutait avec passion.
« J'avais la vue si basse que je ne percevais plus – confusément – que les objets tout proches. Ainsi m'apparut la main de maître Merlin, tenant une lame, de plus en plus près jusqu'à ce qu'elle me fende l'œil. La douleur me dégrisa d'un seul coup ! Persuadé qu'il m'avait arraché l'œil au lieu d'en retirer le voile, je me suis mis à hurler, le suppliant d'arrêter. Comme il persistait, je l'ai couvert d'insultes, disant qu'enfin je comprenais comment sa détestable race avait pu tuer Notre-Seigneur... Lorsqu'il incisa l'autre oeil, la douleur fut telle que je perdis connaissance. Je me réveillai dans le noir, les yeux bandés, et je souffris encore cruellement pendant presque une quinzaine. Mais enfin je retrouvai une vision que j'avais perdue depuis longtemps. Si bien que j'ai pu exercer deux ans de plus mon métier de clerc, jusqu'à ce que les rhumatismes m'obligent à réduire mes activités. »
Ainsi, c'était vrai, se dit Rob, médusé, donc tout ce qu'avait dit Benjamin Merlin l'était peut-être aussi.
« Maître Merlin est le meilleur médecin que je connaisse, dit Thorpe. Pourtant, malgré tout son savoir, il ne parvient pas à guérir mes os et mes articulations douloureuses. »
De retour à Tettenhall, Rob campa trois jours près de la ville, comme un amoureux timide qui n'ose aborder sa belle mais n'a pas le courage de la quitter. Un fermier lui avait indiqué où vivait Merlin et, plusieurs fois, il mena Cheval, au pas, devant la ferme basse avec ses dépendances bien tenues, son champ, son verger, sa vigne : rien n'y signalait la présence d'un médecin. L'après-midi du troisième jour, il le rencontra loin de chez lui.
« Comment va la santé, jeune barbier ? »
Après les politesses, ils parlèrent du temps, puis le médecin prit congé.
« Je ne peux pas m'attarder, car j'ai encore trois malades à visiter avant d'avoir fini ma journée.
– Pourrais-je vous accompagner et vous voir faire ? »
Merlin hésita : cela ne lui plaisait guère. Il finit par accepter non sans réticence.
« Vous serez aimable de ne pas intervenir. »
Le premier patient était un vieillard à la toux caverneuse et Rob vit tout de suite qu'il n'en avait as pour longtemps.
« Comment va la santé, maître Griffith ? demanda le médecin.
– Comme d'habitude, soupira l'homme en suffoquant, sauf que, aujourd'hui, je n'ai même pas pu nourrir mes oies.
– Mon jeune ami pourrait peut-être le faire ? » suggéra Merlin en souriant.
Obligé d'accepter, Rob prit les consignes de Griffith. Il était contrarié de cette perte de temps ; le médecin ne s'attarderait sans doute pas près d'un mourant. Il s'approcha prudemment des oies, dont il redoutait la malignité, mais elles étaient affamées et il put s'échapper très vite. Rentré dans petite maison, il fut surpris d'y trouver Merlin s’entretenant longuement avec son malade, l'interrogeant sur ses habitudes, son régime, son enfance les causes des décès dans sa famille. Il lui prit le pouls au poignet, puis au cou, enfin écouta, oreille contre sa poitrine
La journée semblait vouée aux cas désespérés car, en ville, près de la place, la femme du maire se mourait dans les douleurs.
« Comment va la santé ? » demanda une fois de plus le médecin.
La femme ne dit rien mais son regard était une réponse suffisante. Merlin s'assit, lui prit la main en lui parlant doucement ; comme avec le vieillard, passa un long moment près d'elle.
« Pouvez-vous m'aider à retourner Mme Sweyn ? dit-il à Rob. Doucement, doucement. Voilà. »
Quand il souleva la robe de nuit pour laver le corps squelettique, ils virent à son flanc gauche un furoncle enflammé. Le médecin l'incisa aussitôt pour la soulager et Rob observa avec satisfaction qu'il s'y était pris comme il aurait voulu le faire lui-même. Merlin laissa en partant un flacon rempli d'une préparation apaisante.
Attachant son propre cheval à la charrette, Merlin vint s'asseoir près de Rob pour lui tenir compagnie.
« Comment se porte votre parent ? » demanda-t-il avec malice.
« J'aurais dû me douter, se dit Rob en rougissant, que Thorpe lui rapporterait mes questions. »
« Je ne voulais pas lui mentir, mais ayant grande envie de voir par moi-même le résultat de votre opération, ce moyen m'a paru le plus simple pour justifier mon intérêt. »
Le médecin sourit, puis il expliqua sa méthode pour opérer la cataracte, tandis qu'ils se dirigeaient vers une ferme de belle apparence.
Ils y trouvèrent un fermier lourd et musclé qui gémissait sur sa paillasse.
« Alors, Tancred, que vous arrive-t-il encore ?
– C'est cette maudite jambe. »
Merlin repoussa la couverture et fronça les sourcils. La cuisse droite était tordue et enflée.
« Vous devez beaucoup souffrir. Il fallait m'appeler immédiatement. Quand et comment cela vous est-il arrivé ?
– Hier à midi. Je suis tombé du toit en réparant le chaume.
– Le chaume attendra ! » s'écria Merlin, puis il se tourna vers Rob : « J'ai besoin d'aide. Trouvez-nous une attelle, un peu plus longue que sa jambe.
– Touchez pas aux bâtiments ni aux clôtures », grogna le blessé.
Rob finit par trouver dans la grange une planche en pin qu'il eut vite fait de retailler avec les outils du fermier. L'homme lui jeta un regard noir en connaissant son bien mais ne dit rien.
« Il a des cuisses de taureau... Ce sera dur », observa le médecin. Saisissant la jambe par la cheville et le mollet, il exerça une forte traction avec un léger mouvement tournant pour essayer le redresser la cuisse ; on entendit un craquement, comme des feuilles mortes qu'on écrase, et le patient hurla.
« Rien à faire. Il a des muscles énormes qui protègent la jambe en se contractant ; je n'ai pas assez de force pour les vaincre et réduire la fracture.
– Laissez-moi essayer », dit Rob à Merlin, qui accepta mais fit d'abord absorber une pleine chope d'alcool au fermier tremblant et sanglotant. La tentative manquée avait aggravé sa souffrance.
Le jeune barbier saisit la jambe à son tour et se mit à tirer, évitant toute secousse, tandis que le blessé poussait un cri aigu et prolongé. Merlin avait empoigné le gaillard sous les aisselles et tirait en sens inverse, le visage crispé et les yeux exorbités sous l'effort.
« Je crois que ça vient... Ça y est ! » hurla Rob, au moment même où les deux extrémités de l'os brisé grinçaient l'une contre l'autre et reprenaient leur place.