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L'homme, sur le lit, était soudain silencieux. Etait-il évanoui ? Non, mais son visage ruisselait de larmes.

« Maintenez l'extension de la jambe », dit vivement Merlin. Il fit une écharpe de chiffon qu'il noua autour du pied et de la cheville, puis la relia par une corde à la poignée de la porte. La planche fut alors fixée à la jambe en extension et, pour plus de sûreté, on attacha ensemble les deux jambes.

Après avoir réconforté le fermier épuisé, laissé des instructions à l'épouse toute pâle et pris congé du frère qui allait s'occuper de la ferme, ils s'arrêtèrent un instant dans la cour et se regardèrent, trempés de sueur. Le médecin sourit.

« Venez donc à la maison partager notre souper », dit-il à Rob en lui tapant sur l'épaule.

Deborah, l'épouse de Merlin, était une femme plantureuse, qui ressemblait à un pigeon, avec un nez pointu et des joues rouges. Elle accueillit froidement le visiteur. Le médecin apporta dans la cour un bassin d'eau fraîche et, en s'y lavant, Rob entendit, venant de la maison, des récriminations dans une langue inconnue.

« Il faut lui pardonner, dit le mari en le rejoignant. Elle a peur. La loi nous interdit de recevoir des chrétiens pendant les fêtes religieuses. Ce sera à peine une fête ; un simple souper. Mais je peux vous servir dehors, si vous préférez.

– Je vous remercie de m'inviter à votre table, maître », dit Rob.

Ce fut un étrange repas. Outre les parents, il y avait quatre enfants ; les trois garçons et le père portaient des calottes qu'ils gardèrent à table. La mère apporta un pain chaud dont le jeune Zacharie rompit un morceau en disant quelques mots d'une langue gutturale.

« Attends. Ce soir nous dirons le brochot en anglais, par courtoisie pour notre hôte.

– Sois béni, Seigneur notre Dieu, roi de l'univers, reprit l'enfant, Toi qui fais venir notre pain de la terre. » Puis il donna le pain à Rob, qui le trouva bon et le fit passer aux autres.

Merlin versa du vin rouge d'une carafe et Rob, l'imitant, leva son gobelet.

« Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, roi de l'univers, qui as créé le fruit de la vigne. »

Le repas consistait en une soupe de poisson au lait, chaude et épicée. Puis on mangea des pommes du verger. Jonathan, le petit dernier, se plaignit avec indignation des lapins qui dévoraient leurs choux.

« Prends-les au piège, dit Rob, et ta maman en fera un bon ragoût. »

Il y eut un froid et Merlin sourit.

« Nous ne mangeons ni lapins ni lièvres, car ils le sont pas kascher. Ce sont des lois alimentaires vieilles comme le monde. Les Juifs ne doivent consommer que les ruminants, à l'exclusion de ceux qui n'ont pas le sabot fourchu. Ils ne doivent pas mêler le lait et la viande car il est écrit dans la Bible : " Tu ne feras point cuire un chevreau dans lait de sa mère. " Il n'est pas permis de boire le sang, ni de manger une viande qui n'a pas été rituellement saignée et salée. »

Rob se figea. Mme Merlin avait raison : il ne comprendrait jamais les Juifs. C'étaient des païens, voilà tout !

Il demanda pourtant à camper cette nuit-là au verger, mais Merlin insista pour qu'il dorme à l'abri dans la grange, et il était couché sur la paille odorante quand la voix de l'épouse, passant du grave à l'aigu, lui parvint à travers le mur. Ses propos étaient aisés à deviner, malgré la langue intelligible.

« Tu ne sais rien de cette jeune brute et tu l'amènes ici ! Ne vois-tu pas son nez cassé, ses cicatrices et ses armes coûteuses d'assassin ! Il nous tuera dans notre lit ! »

Le médecin vint peu après retrouver Rob avec un grand flacon et deux gobelets de bois. Il soupira.

« C'est une excellente femme, à part cela. Mais c'est dur pour elle de vivre ici, coupée de ceux qui lui sont chers. »

La boisson était bonne et revigorante.

« De quelle région de France venez-vous ? demanda Rob.

– Comme ce vin, nous sommes originaires de Falaise, ma femme et moi ; ma famille y vit sous la protection de Robert de Normandie. Mon père et deux de mes frères sont négociants en vin et ils exportent en Angleterre. »

Sept ans auparavant, ajouta-t-il, il était revenu à Falaise après avoir étudié en Perse dans une école de médecine.

« Où est-ce, la Perse ?

– En Orient, très loin d'ici, dit Merlin en souriant.

– Et pourquoi êtes-vous venu en Angleterre ? »

De retour en Normandie, le jeune médecin l'avait trouvée bien pourvue de praticiens et, par ailleurs, exposée aux guerres incessantes des nobles et des rois. Il s'était rappelé la beauté de la campagne anglaise, qu'il avait vue deux fois avec son père. Et puis la réputation de stabilité du roi Canute l'avait décidé à choisir ce pays calme et verdoyant.

« Nous avons aussi des difficultés : pour pratiquer notre culte et nos usages loin de ceux qui partagent notre foi ; nos enfants, à qui nous parlons notre langue, pensent en anglais et, malgré nos efforts, ignorent en grande partie nos traditions. »

Il voulut resservir Rob, qui refusa, tenant à garder la tête froide.

– Parlez-moi de cette école en Perse. Pourquoi être allé si loin ?

– Elle est à Ispahan, dans l'ouest du pays. Je ne pouvais aller nulle part ailleurs. Mes parents ne voulaient pas que je sois médecin – il est vrai que la profession est pleine de charlatans et de fripons. A l’Hôtel-Dieu de Paris, les malades ne sont que misérables et pestiférés sans autre perspective que la mort. L'école de Salerne est sinistre. Mon père avait appris par d'autres marchands que les Arabes avaient fait de la médecine un art. En Perse, à Ispahan, les musulmans ont un hôpital qui est un véritable centre de soins. C'est là qu'Avicenne forme ses élèves. C'est le plus grand médecin du monde. On l'appelle en arabe : Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina. »

Rob se fit répéter ce nom étrange et mélodieux pour le garder dans sa mémoire. Merlin lui jeta un regard pénétrant.

« Chasse de ton esprit ces écoles persanes. Ce sont des années de voyages dangereux, sur la mer, à travers les continents, de terribles montagnes et vaste désert... Que sais-tu de ta propre foi, jeune barbier ? De ton pape ? »

Rob haussa les épaules. Alors Merlin lui parla de Jean XIX qui prétendait régner sur deux Eglises comme un homme qui voudrait monter deux chevaux à la fois. L'Eglise d'Occident lui était fidèle, mais celle d'Orient en perpétuelle rébellion.

« De même que les prêtres anglais détestent tous ceux qui s'occupent de médecine, les prêtres de l'Eglise d'Orient maudissent les écoles de médecine arabes et les autres académies musulmanes. Elles sont à leurs yeux une menace et une incitation au paganisme. Tout chrétien qui fréquente une école musulmane risque maintenant l'excommunication, plus les condamnations terribles de la justice séculière. Certains ont été emprisonnés, brûlés, pendus ou réduits à errer, couverts de chaînes, jusqu'à ce leurs fers rouillent et tombent. »

Rob l'écoutait en pâlissant.

« De leur côté, les musulmans ne souhaitent pas d'étudiants d'une religion hostile et les chrétiens ne sont plus admis depuis longtemps dans les académies du califat oriental. Mais pourquoi ne pas aller en Espagne ? Les deux religions y coexistent, et les musulmans ont fondé de grandes universités à Cordoue, à Tolède, à Séville...

– Pourquoi n'y êtes-vous pas allé ?

– Parce que les Juifs sont autorisés à étudier en Perse, répondit Merlin avec un sourire. Et je voulais toucher l'ourlet du vêtement d'Ibn Sina.

– Je ne veux pas traverser le monde pour devenir savant. Je veux être un bon médecin.

– Tu m'étonnes.... Te voilà jeune et fringant, avec des habits et des armes que je ne pourrais pas m'offrir. La vie de barbier a des avantages. Pourquoi veux-tu devenir médecin, pour travailler plus en gagnant moins ?