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« C'est par une nuit pareille que Notre-Seigneur fut mis à mort », dit-il d'une voix forte.

Les conversations baissèrent quand il commença raconter la Passion car les voyageurs aiment les histoires. On lui apporta à boire. Au moment où la populace avait nié que Jésus fût le roi des Juifs, l'homme las sembla se tasser davantage. Lorsqu'on en arriva au calvaire, il avait déjà repris son ballot jour s'enfoncer dans la nuit et la tempête. Alors, Rob se tut et alla s'asseoir à sa place, au chaud, mais il n'éprouva pas plus de plaisir à chasser le marchand qu'il n'en avait eu à faire boire au Barbier la cuvée spéciale. La salle puait la laine humide et les corps crasseux ; il en eut bientôt la nausée. Sans attendre l'accalmie, il quitta l'auberge et rejoignit ses bêtes.

Il détela Cheval dans une clairière et prit dans la charrette du petit bois sec pour allumer le feu. Un matou miaula, peut-être attiré par Mme Buffington, et Rob lui jeta un bâton tandis que la chatte blanche venait se frotter contre lui.

« On fait un beau couple de solitaires », lui dit-il.

Assis devant le feu, il poursuivait un soliloque, s'en prenant à la chatte, à lui-même et à Dieu : dût-il y passer sa vie entière, il trouverait un médecin pour l'instruire. Peut-être l'admettrait-on s'il se faisait passer pour Juif ? Mais comment être assez convaincant pour affronter quotidiennement un maître juif ? Ou ne pourrait-il se faire assez juif pour convaincre les musulmans ? Pour étudier avec plus grand médecin du monde ?

Etourdi par cette idée, il laissa tomber la chatte, qui sauta dans la carriole puis revint en traînant une sorte de fourrure : la barbe fausse qu'il portait pour jouer le Vieux.

« Je serai un faux Juif ! hurla-t-il. Je crache sur les prêtres voleurs d'enfants ! »

Il suffirait de se laisser pousser la barbe. Il était déjà circoncis. Il prétendrait avoir grandi loin des siens, comme les enfants de Merlin, ignorant tout de leur langue et de leurs traditions. Il irait jusqu'en Perse ! Il fréquenterait les Juifs en chemin, apprendrait leurs manières. Et, à Ispahan, il toucherait l'ourlet de la robe d'Ibn Sina, qui lui ferait partager les secrets de la médecine arabe...

DEUXIÈME PARTIE

Le long voyage

22. LA PREMIÈRE ÉTAPE

 

LA plupart des bateaux à destination de la France partant de Londres, Rob rejoignit sa ville natale, en s'arrêtant tout le long du chemin pour travailler : il se lancerait dans cette aventure avec le plus d'or possible. Quand il arriva, le temps de la navigation était passé et sur la Tamise hérissée de mâts toute une flotte restait à l'ancre : drakkars du roi Canute, bateaux de pêche, luxueuses galères des riches, bâtiments de transport et de commerce, voiles latines et caraques italiennes, longs vaisseaux des marchands du Nord... Pendant six mois de gel et de tempêtes, aucun marin ne risquerait sa vie dans les eaux tourbillonnantes où se rejoignent l'Atlantique et la mer du Nord.

Au Hareng, un cabaret du port, Rob se leva et cogna sur la table avec sa chope de cidre.

« J'ai besoin d'un logement propre et confortable en attendant de prendre la mer au printemps, dit-il. Qui en connaît un ? »

Un homme trapu, bâti comme un bouledogue, l'observait en hochant la tête.

« Mon frère Tom est mort au dernier voyage, et sa veuve, Binnie Ross, reste avec deux enfants. Si vous la payez bien, elle peut vous loger. »

Rob lui offrit à boire, puis le suivit jusqu'à une petite maison près du marché d'East Chepe. Binnie était un bout de femme avec des yeux bleus au regard inquiet dans un visage pâle et menu. L'endroit était assez propre mais exigu.

« J'ai une chatte et une jument, dit Rob.

– La chatte sera la bienvenue, répondit la femme qui, manifestement, avait besoin d'argent.

– Vous pouvez faire garder le cheval pendant l'hiver, il y a les écuries d'Egglestan rue de la Tamise, dit le beau-frère.

– Je les connais. »

« Elle va avoir des petit », remarqua Binnie Ross en prenant la chatte pour la caresser. Rob, qui ne s'était aperçu de rien, pensa qu'elle se trompait.

« Comment le savez-vous ? Elle est trop jeune : elle est née l'été passé. »

La fille haussa les épaules. Elle avait raison : Mme Buffington s'arrondit en quelques semaines. Rob la nourrissait de fins morceaux et s'amusait à choisir, en se promenant au marché, de quoi améliorer les repas de Binnie et de son fils de deux ans ; quant à la petite Aldyth, elle prenait encore le sein. Il se rappelait le bonheur de manger à sa faim après avoir eu longtemps le ventre vide.

Il entendait Binnie pleurer toutes les nuits. Il n'était pas là depuis une quinzaine qu'elle vint dans le noir se glisser dans son lit et le prit dans ses bras minces, gardant le silence jusqu'au bout. Curieux, il goûta son lait, qu'il trouva sucré. Puis elle retourna se coucher et ne fit le lendemain aucune allusion à ce qui s'était passé.

« Comment est mort ton mari ? demanda-t-il tandis qu'elle servait le gruau matinal.

– Une tempête. Wulf, mon frère, dit que mon Paul a été emporté par une lame. Il ne savait pas nager. »

Elle revint une autre nuit, se serrant contre lui désespérément. Puis le beau-frère, ayant sans doute trouvé le courage de parler, passa un après-midi ; ensuite, chaque jour, il apportait des petits cadeaux et jouait avec les enfants : c'était évidement pour faire sa cour à la mère. Enfin, Binnie annonça qu'ils se mariaient et l'atmosphère de la maison se détendit.

Par un jour de blizzard, Rob accoucha Mme Buffington de quatre chatons que Binnie s'offrit à noyer, mais, dès qu'ils furent sevrés, il les emporta dans un panier et trouva moyen de les caser en offrant à boire dans les tavernes.

En mars, les esclaves reprirent leur dur travail dans le port, où l'on recommença à charger les bateaux. Rob posa aux marins une foule de questions, d'où il conclut qu'il passerait par Calais.

– C'est justement là que va mon bateau », dit Wulf et il l'emmena sur les docks voir le Reine Emma, un vieux rafiot doté d'un seul mât, que les dockers chargeaient de blocs d'étain provenant de Cornouailles. Le maître d'équipage, un Gallois taciturne, accepta de transporter Rob pour un prix qui semblait honnête.

« J'ai un cheval et une charrette.

– Ça va coûter cher, dit le capitaine en fronçant sourcils. Les voyageurs préfèrent quelquefois vendre ici leurs bêtes et leurs voitures et en racheter de l'autre côté.

Ayant pesé le pour et le contre, Rob décida d'y mettre le prix ; il pensait travailler tout en voyageant : la carriole rouge et Cheval faisaient un bon attelage et il n'était pas sûr d'en retrouver un qui plairait autant.

En avril, le temps s'adoucit. Le 11, sous les yeux de Binnie en larmes, le Reine Emma leva l'ancre par vent frais et modéré. Wulf et les autres marins hissèrent la grande voile carrée et, suivant la marée descendante, le bateau lourdement chargé quitta la Tamise puis longea la côte du Kent pour s'engager dans la Manche, vent debout. Le rivage verdoyant s'assombrit en s'éloignant, l'Angleterre ne fut plus qu'une brume bleutée, bientôt absorbée par la mer.

Rob était malade comme un chien.

« Bon Dieu ! s’écria Wulf en crachant par-dessus bord avec mépris. On est trop chargés pour avoir ni tangage ni roulis, le temps est idéal, la mer calme... Qu'est-ce qui va pas ? »

Penché au-dessus de l'eau pour ne pas souiller le pont, Rob ne pouvait rien répondre : il était terrorisé. N'étant jamais allé en mer, il était hanté par toutes les histoires de noyés, le mari d'Editha Lipton, ses fils, celui de Binnie... Ces flots huileux, insondables et sans fond, lui semblaient le repaire de tous les monstres et il regrettait de s'être imprudemment risqué dans un monde si déroutant. Pour aggraver les choses, le vent forcit, creusant les vagues. Il attendait la mort, qui le délivrerait enfin, quand Wulf vint lui proposer du pain et du porc salé. Binnie avait dû lui avouer ses visites nocturnes et le futur mari se vengeait !