– Il est avec cette putain-là ? »
Puis il revint.
« Nous savons où est ton père et nous allons le chercher. Va vite rejoindre ta mère ; nous serons bientôt là. »
Rob remercia et partit en courant. Sans s'arrêter pour reprendre haleine, esquivant les charrettes, évitant les ivrognes, il naviguait à travers la foule. A mi-chemin, il aperçut son ennemi, Antony Tite, avec lequel il s'était tant battu l'année précédente ; suivi de deux de ses acolytes, Tony se moquait des esclaves des docks. « Petit salaud, pensa Rob, ne t'avise pas de me retarder, mais tu ne perds rien pour attendre. » Un jour aussi, il réglerait son compte à son père, cette ordure ! Un des jeunes voyous l'avait repéré et le désignait à Tony mais il était déjà hors d'atteinte. A bout de souffle, avec un point de côté, il arriva aux écuries juste à temps pour voir une drôle de vieille emmailloter un nouveau-né. L'odeur lourde du crottin de cheval se mêlait à celle du sang. Mam était couchée par terre, les yeux fermés, très pâle. Pour la première fois, elle lui parut toute petite.
« Mam ?
– T'es le fils ?
– Oui », fit-il d'un signe de tête en tâchant de reprendre son souffle. La vieille se racla la gorge et cracha.
« Laisse-la tranquille », dit-elle.
En arrivant aux écuries, Nathanael regarda à peine son fils. Dans la charrette remplie de paille que Bukerel avait empruntée à un entrepreneur de la guilde, ils ramenèrent Mam à la maison, avec le bébé qui fut baptisé Roger Kemp Cole. Chaque fois qu'elle en mettait un au monde, Agnes le montrait aux autres enfants, toute fière et rieuse. A présent, elle restait allongée, immobile, les yeux fixés sur le chaume du plafond.
Nathanael se décida à aller chercher la voisine, la veuve Hargreaves.
« Elle ne peut même pas nourrir l'enfant, lui dit-il.
– Cela s'arrangera peut-être », répondit Délia Hargreaves.
Elle connaissait une nourrice à qui elle porta le bébé, au grand soulagement de Rob : il avait assez à faire avec les autres ; Jonathan, qui était propre avant, ne l'était déjà plus, sans la surveillance de sa mère. Pa restait à la maison, mais Rob lui parlait peu et se débrouillait sans lui. Les leçons du matin lui manquaient car Mam savait en faire un jeu. Personne n'avait sa chaleur, sa malice tendre, sa patience avec les mémoires paresseuses.
Rob chargea Samuel d'occuper dehors William et Anne Mary. Ce soir-là, la petite pleura, réclamant une berceuse, et l'aîné s'exécuta, soulagé que Tony Tite ne soit pas là pour l'entendre.
Mam semblait mieux le lendemain mais c'était la fièvre, dit Pa, qui lui colorait les joues. Elle frissonnait, bien qu'ils aient ajouté des couvertures. Le troisième matin, en lui donnant à boire, Rob s'effraya de son visage brûlant. Elle lui tapota la main.
« Mon Rob, soupira-t-elle, déjà si grand garçon. »
Elle respirait vite et son haleine était fétide. Quand il lui prit la main, quelque chose passa dans son esprit, de son corps à elle. Une prémonition. Il sut avec une certitude absolue ce qui allait arriver. Il ne put ni pleurer ni crier, ses cheveux se dressèrent sur sa nuque. La terreur pure. Adulte, il n'aurait pu le supporter, et il n'était qu'un enfant. Pris de panique, il tordit involontairement la main de sa mère jusqu'à lui faire mal. Nathanael s'en aperçut et le gifla.
Le lendemain matin, quand il se leva, elle était morte.
Nathanael Cole s'assit et se mit à pleurer, ce qui effraya les enfants car ils n'avaient pas vraiment compris que Mam était partie pour de bon. Ils n'avaient jamais vu pleurer leur père et restaient blottis les uns contre les autres, pâles et attentifs.
La guilde s'occupa de tout. Les femmes arrivèrent. Aucune n'avait jamais été l'amie d'Agnes, que son instruction rendait suspecte, mais tout cela était oublié, et Rob, longtemps après, se rappelait encore avec écœurement leur odeur de romarin.
Hugh, le père de Tony, se chargea du cercueil qu'il fabriqua avec du sapin restant d'une commande de l'année précédente.
On avait bien fait les choses : du cidre, de la petite bière et une boisson fermentée à base d'eau, de miel et d'épices. Des cailles et des perdrix rôties, du gibier, des harengs fumés, des truites, des carrelets et des miches de pain d'orge. On paya des prières, des porteurs et des fossoyeurs ; on chanta des psaumes pour le repos de l'âme et Agnes fut enterrée au cimetière, près d'un jeune if.
Au retour, les femmes avaient préparé le repas ; on mangea et on but pendant des heures. La veuve Hargreaves bourra les enfants en les étouffant contre sa forte poitrine, au point de les rendre malades.
Rob savait ce que signifiait la mort. Il se surprenait pourtant à attendre le retour de Mam ; il aurait trouvé naturel de la voir ouvrir la porte, rapportant des provisions ou l'argent de ses broderies.
A sa grande surprise, son père resta à la maison. Il semblait vouloir parler aux enfants mais n'y parvenait pas. Il passait le plus clair de son temps à réparer le toit de chaume. Quelques semaines après l'enterrement, alors que Rob, encore sous le choc, commençait à comprendre combien la vie serait différente, Nathanael trouva enfin du travail.
L'argile des quais de Londres est une boue brune, molle et dense, terrain d'élection d'une sorte de mollusque, qui, comme des vers de bois, avait fait de tels dégâts en rongeant et taraudant pendant des siècles l'infrastructure des quais qu'il devenait urgent de la remplacer. Un travail très dur – rien de commun avec la menuiserie de luxe –, mais, poussé par la nécessité, le père l'accepta.
La responsabilité de la maison retomba sur Rob, qui n'était pas fort en cuisine. Délia Hargreaves apportait à manger ou préparait des repas, surtout quand Nathanael était là. Forte mais non sans charme, elle avait le teint coloré, les pommettes hautes, un menton pointu et de petites mains potelées qu'elle ménageait le plus possible. Rob s'était toujours occupé de ses frères et de sa sœur mais il était désormais leur seul recours et cela ne plaisait ni à lui ni à eux. Les petits pleuraient sans cesse. William maigrissait et Samuel, plus effronté que jamais, rapportait à la maison de telles grossièretés que l’aîné n’avait plus d’autre ressource que les coups.
Il s'efforçait de faire tout ce qu'elle aurait fait. Le matin, après avoir donné au bébé la bouillie, aux autres le pain d'orge, il nettoyait le sol sous le trou de fumée, par où, les jours de pluie, les gouttes tombaient en sifflant sur le feu. Il balayait, frottait, faisait les courses. Au début les commerçants lui offraient, avec leurs condoléances, quelques menus cadeaux pour la famille : des pommes, un peu de fromage ou de morue salée. Puis il apprit à marchander, craignant de se faire avoir comme un enfant. Mam avait pensé mettre Samuel à l'école cette année et envoyer Rob étudier chez les moines de Saint-Botolph. A présent, il n'y aurait de classe pour personne : le père ne savait ni lire ni écrire et n'avait que faire de l'instruction.
La veuve aurait pu se charger des enfants ; les sous-entendus et les plaisanteries des voisins avaient appris à Rob qu'elle était prête à jouer la belle-mère ; elle était seule, son mari ayant été tué quinze mois plus tôt par la chute d'une poutre. Et c'était l'usage qu'un veuf chargé de famille se remarie au plus vite. Nathanael passait en effet de plus en plus de temps chez Délia mais il était souvent trop fatigué, même pour cela. Les longs pieux et les entretoises que réclamait le travail des quais devaient être équarris dans des rondins de chêne noir, puis profondément enfoncés sous le lit du fleuve pendant la marée basse. Il travaillait dans le froid et l'humidité. Comme le reste de l'équipe, il y contracta une toux sèche, caverneuse, et rentrait toujours épuisé.
On trouva dans la boue de la Tamise une sandale romaine aux longues lanières de cuir, une lance brisée, des tessons de poteries. Nathanael rapporta un silex taillé en pointe de flèche aussi coupant qu'un rasoir, découvert à six mètres de fond.