« C'est romain ? demanda Rob, passionné.
– Peut-être saxon », répondit son père en haussant les épaules.
Pas de doute en revanche sur la monnaie trouvée un peu plus tard. En frottant la pièce avec des cendres mouillées, Rob fit apparaître sur l'une des faces noircies les mots : Prima Cohors Britaniae Londonii. Son latin d'église ne l'aida guère.
« C'était peut-être la première cohorte qui était venue à Londres ? »
Sur l'autre face, il y avait un Romain à cheval et trois lettres : IOX.
« Qu'est-ce que ça veut dire ? » demanda le père.
Rob n'en savait rien. Mam aurait su, elle. Mais à qui demander maintenant ?
Les enfants étaient tellement habitués à la toux de Nathanael qu'ils ne l'entendaient plus. Mais, un matin que Rob nettoyait la cheminée, on frappa doucement à la porte. C'était Harmon Whitelock, un compagnon de son père, accompagné de deux esclaves qui ramenaient Pa.
Les esclaves terrifiaient Rob. Il y a plusieurs façons pour un homme de perdre sa liberté : prisonnier de guerre, condamné comme criminel ou insolvable ; sa femme et ses enfants deviennent esclaves avec lui, et pour plusieurs générations. Ces esclaves-là étaient grands et musclés, avec le crâne rasé, marque de leur condition, et leurs guenilles puaient abominablement. On n'aurait su dire s'ils étaient anglais ou étrangers : c'étaient des muets au regard fixe. Ils effrayèrent Rob plus encore que le visage exsangue du père, dont la tête ballottait tandis qu'ils le posaient sur le lit.
« Qu'est-ce qui est arrivé ? » demanda-t-il.
Whitelock haussa les épaules.
« Quelle misère ! La moitié de l'équipe est comme ça, à tousser et cracher sans cesse. Ton père était si faible qu'il n'a pas résisté quand on a commencé le gros œuvre. J'espère qu'après un peu de repos il pourra retourner aux quais. »
Le lendemain matin, Nathanael fut incapable de se lever, sa voix était rauque. Mme Hargreaves lui apporta une infusion chaude adoucie de miel et s'installa près de lui ; ils parlaient à voix basse et elle rit une ou deux fois. Mais, quand elle revint le jour suivant, il avait une forte fièvre et n'était plus d'humeur à badiner. Elle fut vite partie.
La langue et la gorge devinrent rouge vif ; il demandait sans cesse à boire. La nuit, il fit un cauchemar : ces salauds de Vikings remontaient la Tamise sur leurs drakkars à la proue recourbée. Sa poitrine s'étouffait de crachats dont il ne pouvait se débarrasser. Sa respiration devenait difficile. Rob alla chercher la voisine, qui refusa de venir.
« Ça m'a tout l'air d'un muguet, et c'est très contagieux ! » dit-elle en refermant la porte.
Ne sachant que faire, Rob retourna à la guilde. Richard Bukerel l'écouta, l'air grave, l'accompagna chez lui, s'assit au chevet de Nathanael et nota le visage congestionné, le râle... Le plus simple aurait été d'appeler un prêtre pour allumer les cierges et réciter les prières. Personne ne lui en aurait fait reproche. Mais, sachant ce qui attendait les orphelins, il envoya chercher un médecin, qu'on paierait sur les fonds de la guilde.
Sa femme le tança vertement :
« Un médecin ? Nathanael est-il noble ? Si un simple chirurgien suffit aux pauvres de Londres, pourquoi faudrait-il à Cole un médecin qui nous coûte si cher ? »
Thomas Ferraton, médecin au teint fleuri, arriva chez les Cole comme l'image vivante de la prospérité : un pantalon coupé avec élégance, des manchettes ornées de dentelle – Rob en eut le cœur serré, pensant à sa mère –, la tunique de laine fine tachée de sang et de vomissures arborée fièrement comme l'emblème de sa profession. Fils d'un riche marchand, il avait étudié chez un médecin, issu lui-même d'une famille prospère d'armuriers, qui soignait les gens fortunés ; après son apprentissage, Ferraton avait conservé la même clientèle. Un fils de commerçant ne pouvait espérer s'introduire chez les nobles, mais il se sentait bien avec les patients aisés dont il partageait les manières et les intérêts. Il refusait les classes laborieuses et fut déçu de découvrir pour qui on l'avait dérangé. Voulant éviter une scène, il préféra en finir au plus vite.
Il toucha légèrement le front de Nathanael, le regarda dans les yeux et flaira son haleine.
« Bien, dit-il, ça va passer.
– Qu'est-ce qu'il a ? » demanda Bukerel.
Ferraton ne répondit pas et Rob devina que le docteur n'en savait rien.
« Amygdalite purulente, dit-il enfin en désignant les taches blanches de la gorge en feu. Inflammation temporaire, rien de plus. »
Il posa un garrot sur le bras du malade, incisa droitement une veine et lui tira une bonne pinte de sang.
« Et si la saignée n'a pas d'effet ? » dit encore Bukerel.
Le médecin fronça les sourcils : il ne remettrait pas les pieds chez ces gens-là.
« Je ferais mieux de le saigner encore pour plus de sûreté », dit-il, et il s'occupa de l'autre bras.
Il laissa une petite fiole de calomel mêlé de roseau carbonisé, et se fit payer visite, saignées et médicament.
« Sacré charlatan ! Boucher ! » grommela Bukerel en le regardant partir, et il promit à Rob de lui envoyer une femme pour s'occuper de son père.
Blême, épuisé, Nathanael ne bougeait plus. Il prit plusieurs fois son fils pour Agnes et chercha sa main. Mais, se rappelant ce qui était arrivé pendant l'agonie de sa mère, Rob la lui refusa. Plus tard, honteux, il retourna à son chevet et saisit cette main durcie par le travail ; il regarda les ongles écornés, la peau incrustée de crasse avec ses poils noirs et frisés.
Et tout recommença : il saisit l'évidence du déclin irréversible, de la flamme qui vacille et s'éteint. Son père allait mourir, c'était imminent. Il fut pris d'une terreur muette, celle-là même qui l'avait étreint quand Mam avait disparu.
De l'autre côté du lit, il vit ses frères et sa sœur. Alors la nécessité immédiate l'emporta sur son angoisse et son chagrin. Il secoua le bras de son père.
« Et maintenant, qu'est-ce que nous allons devenir ? » dit-il d'une voix forte. Mais personne ne répondit.
3. LA SÉPARATION
CETTE fois, comme c'était un homme de la guilde qui était mort et pas seulement un parent, la corporation fit les frais de cinquante psaumes. Deux jours après les funérailles, Délia Hargreaves partit pour Ramsey vivre chez son frère. Richard Bukerel prit Rob à part.
« Quand il n'y a plus de famille, on répartit les enfants et les biens, dit-il vivement. La guilde s'occupera de tout. »
Rob en resta pétrifié. Le soir, il essaya de l'expliquer à ses frères et à sa sœur. Samuel fut le seul à comprendre.
« Alors, on va nous séparer ?
– Oui.
– Chacun ira vivre dans une autre famille ?
– Oui. »
Cette nuit-là, quelqu'un se glissa dans son lit. Ni Willum ni Anne Mary comme il s'y serait attendu, mais Samuel, qui jeta ses bras autour de lui, à croire qu'il avait peur de tomber.
« Je voudrais qu'ils reviennent, Rob !
– Moi aussi. »
Il tapota l'épaule osseuse qu'il avait si souvent frappée et, pour une fois, ils pleurèrent ensemble.
« On ne se reverra plus jamais ? »
Rob se sentit glacé.
« Oh ! Samuel, ne sois pas stupide. Nous habiterons sans doute dans le même coin et nous nous verrons tout le temps. On est frères pour toujours. »
Samuel, consolé, dormit un peu mais avant l'aube il mouilla le lit : pire que Jonathan ! Il eut honte et craignit de rencontrer le regard de Rob, mais ses craintes étaient vaines car il partit le premier. Les marteaux et les scies de Nathanael échurent avec lui à un maître charpentier qui demeurait six maisons plus loin.