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Deux jours plus tard, un prêtre nommé Ranald Lovell vint avec le père Kempton, qui avait chanté les messes pour Mam et Pa. Il était muté au nord de l'Angleterre et voulait emmener un enfant. Il les regarda tous et choisit Willum. C'était un homme grand, cordial, aux cheveux blonds et aux yeux gris, où Rob voulut lire de la bonté.

Il se demanda s'il ne pourrait pas garder les deux petits, mais comment les nourrir ? Il fallait déjà ménager les restes du repas des funérailles et Rob était réaliste. Jonathan, le gilet de cuir de son père et sa ceinture à outils allèrent à Allwyn, un compagnon menuisier.

La nourrice garda le petit Roger et reçut le matériel de broderie. Rob ne connaissait pas cette femme ; c'est Bukerel qui lui apprit ce qui avait été décidé.

Enfin, le boulanger Haverhill et sa femme vinrent chercher ce qu'il y avait de mobilier en bon état, et Anne Mary s'en fut vivre chez eux, au-dessus de la boutique.

« Au revoir, petite fille, murmura Rob en la serrant fort contre lui. Je t'aime, ma demoiselle, mon Anne Mary. »

Mais elle semblait lui en vouloir de tout ce qui s'était passé et ne lui dit pas au revoir.

Il restait seul et n'avait plus rien. Il vécut en ermite dans les pièces à moitié vides. Personne ne l'invita, même pour un repas. Ses voisins, qui ne pouvaient ignorer son existence, l'entretenaient chichement : un pain rassis, un bout de fromage. Couché près de la fenêtre ouverte, derrière le rideau de Mam, il épiait les secrets de ce monde hostile ; il entendait passer les charrettes, aboyer les chiens ; il y avait des jeux d'enfants et des chants d'oiseaux. Parfois, il entendait les gens parler de lui, comme s'il était question de quelqu'un d'autre.

« Que va-t-il devenir ? soupirait Mme Haverhill. J'ai conseillé à maître Bukerel de le vendre comme indigent. Même dans ces temps difficiles, le prix d'un jeune esclave peut dédommager la guilde et nous tous de ce qu'a coûté la famille Cole. »

Mme Bukerel renchérissait :

« Le procureur ne veut pas en entendre parler, mais je finirai bien par le convaincre. »

Quand les deux femmes furent parties, Rob se sentit pris de fièvre : le sang lui monta à la tête, il frissonna. Toute sa vie il avait vu des esclaves, pensant n'avoir rien de commun avec eux puisqu'il était né anglais et libre.

Il était bien trop jeune pour travailler aux docks, mais il savait qu'on employait des enfants dans les mines, où les tunnels étaient trop étroits pour un corps d'homme. Il savait aussi qu'un esclave est mal vêtu, mal nourri, cruellement fouetté à la moindre faute. Et que c'est pour la vie.

Il attendait, dans la maison abandonnée et silencieuse, tremblant au plus léger bruit.

Le cinquième jour après l'enterrement de son père, un inconnu vint frapper à la porte.

« Tu es le jeune Cole ? »

Rob hocha prudemment la tête, le cœur battant.

« Je m'appelle Croft. Je suis envoyé par un nommé Richard Bukerel avec qui j'ai bu à la taverne Bardwell. »

Il paraissait d'un certain âge, corpulent, le visage tanné entre de longs cheveux d'homme libre et une barbe ronde et frisée de la même couleur rousse.

« Quel est ton nom exactement ?

– Robert Jeremy Cole, monsieur.

– Et ton âge ?

– Neuf ans.

– Je suis barbier-chirurgien et je cherche un apprenti. Sais-tu ce que fait un barbier-chirurgien, jeune Cole ?

– Vous êtes une sorte de médecin ? »

Le gros homme sourit.

« Pour l'instant, c'est un peu ça. Bukerel m'a mis au courant de ta situation. Est-ce que mon métier t'intéresse ? »

Non. Rob n'avait pas envie de devenir un médecin comme celui qui avait saigné son père à mort. Mais il voulait encore moins être vendu comme esclave, aussi répondit-il « oui » sans hésiter.

« Le travail ne te fait pas peur ?

– Oh non, monsieur !

– Heureusement, car tu vas en baver ! Bukerel m'a dit que tu savais lire, écrire et que tu connaissais le latin ?

–Très peu de latin, à vrai dire...

– Je te prends à l'essai pendant quelque temps, mon petit gars. Tu as des affaires ? »

Son balluchon était prêt depuis longtemps. « Suis-je sauvé ? » se demanda-t-il.

Ils grimpèrent dans une charrette étrange comme il n'en avait jamais vu ; elle avait un mât blanc de chaque côté du siège avant, noué d'un large ruban comme un serpent écarlate. C'était une voiture couverte, barbouillée de rouge, avec des peintures jaune soleil qui représentaient un bélier, un lion, une balance, une chèvre, un archer, un crabe... Le cheval gris pommelé se mit en route et ils descendirent la rue des Charpentiers, dépassèrent la maison de la guilde et se faufilèrent dans la foule de la rue de la Tamise.

Rob, figé sur son siège, jetait de brefs coups d'œil à son voisin : un beau visage, malgré son nez gras, rouge et proéminent, une loupe sur la paupière gauche et de fines rides au coin des yeux bleus et perçants.

Ils atteignirent les écuries d'Egglestan, traversèrent la Tamise vers la rive sud, longèrent les entrepôts et les demeures des riches commerçants. Rob reconnut celle du négociant en broderies pour qui Mam avait travaillé. Il n'avait jamais été plus loin.

« Maître Croft ? »

Son compagnon fronça les sourcils.

« Non, non. On ne m'appelle jamais Croft, on dit : Barbier, à cause de ma profession.

– Oui, Barbier », répondit Rob. Ils avaient dépassé Southwark, et il s'affolait en entrant dans ce monde inconnu et déroutant.

« Barbier, où allons-nous ? » demanda-t-il sans pouvoir retenir ses larmes. L'homme sourit et, reprenant les rênes, mit son cheval au trot.

« Partout », répondit-il.

4. LE BARBIER-CHIRURGIEN

 

ILS campèrent à la nuit, sur une colline près d'un ruisseau. Le brave cheval gris s'appelait Tatus.

« L'abréviation d'Incitatus, à cause du coursier de l'empereur Caligula, qui l'aimait au point de l'avoir fait prêtre et consul. Le nôtre est un assez bel animal pour un pauvre diable à qui on a coupé les couilles », dit le Barbier, et il expliqua comment soigner le hongre, le bouchonner avec des poignées d'herbe sèche et douce, le mener boire et paître avant de s'occuper d'eux-mêmes.

Ils étaient dans une clairière, assez loin de la forêt, mais le Barbier expédia Rob chercher du bois pour le feu et il dut faire plusieurs voyages. Bientôt les flammes crépitèrent ; il se sentit défaillir à la bonne odeur de cuisine. Dans un pot de fer, le Barbier avait mis d'épaisses tranches de lard fumé et faisait revenir dans la graisse un gros navet, des poireaux, avec une poignée de mûres sèches et des herbes. Rob n'avait jamais rien mangé d'aussi bon ; il en avala une grosse portion et son compagnon, qui avait lui-même un solide appétit, le resservit. Ils essuyèrent leurs écuelles avec des quignons de pain d'orge et, de lui-même, Rob alla nettoyer le pot et les bols dans le ruisseau en les frottant avec du sable. Quand il eut rapporté les ustensiles, il se soulagea derrière un buisson.

« Seigneur ! Quel remarquable zizi ! » s'écria le Barbier surgissant près de lui. Rob resta en suspens et cacha son sexe.

« Quand j'étais petit, j'ai eu quelque chose là. On m'a dit qu'un chirurgien avait enlevé, au bout, le capuchon de peau...

– Il a ôté le prépuce, dit le Barbier. Et te voilà circoncis comme un païen. »

Rob s'écarta légèrement, troublé et sur ses gardes. L'humidité de la forêt les gagnait. Il ouvrit son sac, prit sa chemise de rechange et l'enfila par-dessus celle qu'il portait. Le Barbier sortit deux fourrures de la carriole et les lui jeta.

« Nous coucherons dehors, le chariot est déjà bourré. »

Dans le sac ouvert, il aperçut la monnaie romaine et la chipa d'un geste vif. Il ne demanda pas d'où elle venait.

« Avec mon père... on a pensé qu'il s'agissait de la première cohorte romaine arrivée à Londres.