« Au combat, Zi porte sa propre cotte de mailles et de longues épées fixées à ses défenses. Il est entraîné à l'attaque et quand Son Excellence charge sur son éléphant barrissant, c'est un spectacle et un bruit à glacer le sang des ennemis. »
Une fanfare de tambours et de cymbales annonçant l'arrivée d'Ala Chah, Rob retourna au jardin avec les autres invités. Le souverain portait un simple vêtement blanc qui contrastait avec leurs tenues de cérémonie. Il répondit d'un signe de tête aux prosternations et prit place sur un siège somptueux près de la fontaine.
Le spectacle commença par une démonstration de cimeterres, maniés avec tant de puissance et de grâce que l'assistance se tut, attentive au choc des lames l'une contre l'autre, aux gestes hiératiques d'un combat réglé comme une danse. L'arme courbe, plus légère que le sabre anglais et plus lourde que le français, demandait à la fois l'habileté du duelliste pour pousser la pointe, la force des poignets et des bras pour frapper de taille. Les magiciens acrobates donnèrent ensuite un divertissement en plantant une graine, qui arrosée et couverte d'une toile, devenait brusquement arbuste ; Rob, qui avait observé le tour de passe-passe fait à l'insu du public pendant les acrobaties, s'amusa de voir applaudir cet « arbre miraculeux ».
Se désintéressant des lutteurs, le chah demanda son arbalète et les courtisans admirèrent son habileté à tendre et détendre le lourd engin. D'autres se mirent à bavarder et Rob comprit pourquoi on l'avait invité : un Européen était une curiosité qui valait bien les animaux des baladins. Les Persans l'accablèrent de questions. Y avait-il un chah dans son pays ? Des hommes de guerre, des cavaliers ? Le climat était-il différent ? Et la nourriture ? Apprenant qu'en Europe on ignorait le pilah, un vieil homme au regard inquisiteur ne cacha pas son mépris.
Le souverain, enfin, se leva pour réclamer impatiemment les chevaux. Comme Rob l'avait vu le jour du calaat, deux équipes se disputèrent à cheval une balle en bois, qu'il s'agissait d'envoyer avec de longues crosses dans les buts placés aux deux bouts du terrain. Les spectateurs commencèrent à hurler. Les chevaux se jetaient les uns contre les autres au grand galop et les cavaliers criaient en brandissant leurs crosses.
« Mon Dieu ! pensa Rob impressionné. Attention ! Attention ! »
Trois chevaux s'étaient déjà heurtés avec un bruit affreux, et l'un tomba en désarçonnant son cavalier. Le chah leva son bâton, frappa violemment la balle de bois et les chevaux plongèrent à sa suite en faisant voler l'herbe dans un martèlement de sabots. Une douzaine de valets vinrent égorger l'animal accidenté qui s'était brisé un jarret, et traînèrent le corps hors du camp avant même que le cavalier n'ait eu le temps de se relever ; il se tenait le bras gauche en grimaçant. Rob, devinant une fracture, s'approcha.
« Puis-je vous aider ?
– Vous êtes médecin ?
– Je suis barbier-chirurgien et étudiant au maristan.
– Non, non ! fit le noble avec un air de dégoût. Il faut faire venir al-Juzjani. »
L'homme et la monture étaient déjà remplacés, et les huit partenaires avaient apparemment oublié qu'il s'agissait d'un jeu et non d'un combat ; ils lançaient leurs bêtes les unes contre les autres et le chah frappait souvent la balle jusque sous les sabots de son cheval. Personne d'ailleurs ne lui faisait de quartier. Ces hommes, qui auraient pu être exécutés pour avoir seulement regardé de travers leur souverain, semblaient maintenant n'avoir d'autre ambition que de l'estropier ; et à en juger par les réactions du public, sans doute n'aurait-on pas été fâché de le voir frappé ou jeté à terre. Mais il ne l'était pas.
Rob n'avait jamais rien vu de pareil : téméraire, dirigeant sa monture sans se servir de ses mains, il faisait corps avec elle. Les chevaux étaient des merveilles : ils suivaient la balle sans même ralentir et pouvaient immédiatement faire volte-face et partir à fond de train dans la direction opposée.
Finalement, au son des tambours et des cymbales, le chah fut déclaré vainqueur par cinq buts contre trois à ses adversaires. Pour célébrer sa victoire, on lâcha deux lions contre deux jeunes taureaux. Partie inégale car les fauves n'étaient pas plus tôt lâchés qu'on abattit les taureaux, dont ils purent aussitôt déchirer les chairs encore palpitantes. Et Rob comprit qu'il eût été inconvenant et de mauvais augure qu'un simple taureau risque, par malchance, de vaincre le Lion de Perse, symbole de la toute-puissance du roi des rois ; surtout pendant une fête donnée en son honneur.
Au jardin, quatre femmes voilées dansèrent au son de la flûte tandis qu'un poète chantait les houris, ces fraîches et voluptueuses vierges du paradis. L'imam Qandrasseh lui-même n'aurait rien trouvé à redire : à peine devinait-on de temps en temps la courbe d'une fesse ou la pointe d'un sein sous leurs volumineuses robes noires. Les mains seules étaient nues, et les pieds rougis de henné. Les nobles les regardaient avidement, en rêvant à tout ce qui, sous l'étoffe, devait encore être fardé.
Le chah se leva et, faisant le tour du bassin, dépassa l'eunuque au sabre nu pour entrer dans le harem. Le capitaine des Portes alla rejoindre l'eunuque pour garder avec lui la Troisième Porte. Les conversations reprirent de plus belle ; tout près, le général, maître de maison, se mit à rire très fort de sa propre plaisanterie, sans paraître remarquer qu'Ala venait, sous les yeux de la cour, d'entrer chez ses femmes.
Une heure plus tard, le chah était de retour, l'air détendu. Khuff quitta la Troisième Porte, et sur un signe imperceptible, le festin commença. Sur des nappes de brocart, on servit quatre sortes de pain, onze sortes de pilah dans d'immenses bassins d'argent ; le riz, chaque fois, était coloré et parfumé différemment : safran ou sucre, poivres, cinnamome, girofle, rhubarbe, jus de grenade ou de citron. Il y eut des douzaines de volailles, des cuissots d'antilopes braisés, du mouton grillé et surtout des agneaux entiers cuits à la broche, merveilleusement tendres, juteux et croustillants.
« Barbier, barbier, quel dommage que tu ne sois as là ! » se disait Rob. Lui qu'un tel maître avait initié à la gastronomie, ne connaissait depuis des mois que des repas hâtifs, Spartiates, disputés à l'étude qui remplissait sa vie. Il entreprit de bon cœur de goûter à tout.
Au crépuscule, les esclaves allumèrent de grandes chandelles fixées à la carapace de tortues vivantes, puis on apporta un potage aux herbes, des œufs, un hachis fortement épicé et du poisson frit qui rappelait la chair du carrelet, avec la délicatesse de la truite. L'ombre s'épaissit et les cris des oiseaux de nuit se mêlèrent aux murmures, aux bruits de mâchoires et aux éructations. Il y eut encore une salade d'hiver et une d'été, un sherbet aigre-doux, des pâtisseries, des noix au miel et des graines salées, servis avec du vin. Il arrivait sans cesse des outres pleines prises aux inépuisables réserves du chah. Les convives commençaient à se lever pour aller se soulager ou vomir. D'autres étaient ivres morts.
Les tortues s'en furent ensemble, peut-être à bout de nerfs, regroupant les lumières dans un coin et laissant dans le noir le reste du jardin. Un jeune eunuque, s'accompagnant à la lyre, chanta les guerriers et l'amour sans se soucier de deux hommes qui se battaient à côté de lui en se traitant de « con de pute » et de « gueule de Juif » ; il fallut les séparer et les mettre dehors. Finalement, le chah inconscient fut pris de nausées. On le porta dans sa voiture.