« Ce n'est pas un péché d'avoir peur de la peste noire, dit-il. Sinon, nous serions tous damnés. Et ce n'en est pas un non plus de fuir, selon Galien et Rhazes – bien que je pense, comme Ibn Sina, qu'un médecin doit combattre la peste et non lui tourner le dos. Mais ce qui est un péché, c'est d'abandonner ses compagnons sans garde et, pire encore, de voler un animal chargé de tout ce qui est indispensable aux malades et aux mourants. Donc, continua-t-il avec fermeté, si quelqu'un veut nous quitter, qu'il parte tout de suite. Et je promets sur l'honneur qu'il pourra le faire sans honte ni crainte. »
Personne ne broncha, mais chacun entendait le souffle des autres.
« Oui, dit Rob, n'importe qui peut partir. Mais s'il nous laisse sans protection ou s'il emporte ce qui est nécessaire aux patients qui nous attendent, je dis que c'est un déserteur : il faut le poursuivre et le tuer. »
Il y eut un nouveau silence, puis Mirdin se décida le premier.
« Je suis d'accord », dit-il, et tous le répétèrent l'un après l'autre, sachant que ce n'était pas de vaines paroles, mais un vœu solennel.
Deux nuits plus tard, Rob était de garde. Ils campaient dans un défilé où les rochers indistincts semblaient des monstres sous la lune. Ce fut une longue nuit solitaire où revinrent les tristes pensées qu'il repoussait d'habitude : ses frères, sa sœur, et ceux qui étaient morts. La femme, surtout, qu'il avait laissée filer entre ses doigts.
Au petit jour, il s'aperçut que quelqu'un se levait et se préparait à partir. Karim Harun se glissait hors du campement ; arrivé au chemin, il se mit à courir et disparut. Il n'avait rien emporté et n'était pas de garde ; Rob ne fit donc rien pour l'arrêter, mais sa déception fut amère car il s'était mis à aimer ce beau garçon sardonique, qui étudiait depuis tant d'années. Une heure plus tard, il tira son épée, alerté par un bruit de pas. C'était Karim, haletant et trempé de sueur, qui resta bouche bée devant sa lame nue.
« J'ai cru que tu partais. Je t'ai vu courir.
– C'est vrai... Je partais en courant et je reviens en courant. Parce que je suis un coureur ! » dit-il en souriant tandis que Rob rengainait son épée.
Karim courait en effet tous les matins et revenait en sueur. Abbas Sefi racontait des histoires drôles, chantait des chansons gaillardes et c'était un imitateur impitoyable. Hakim Fadil battait tout le monde à la lutte, sauf Rob et Karim. Mirdin, le meilleur cuisinier du groupe, se chargeait volontiers des repas du soir. Le jeune Ali, qui avait du sang bédouin, était un cavalier éblouissant et un éclaireur enthousiaste ; l'ardeur, dans ses yeux, remplaça bientôt les larmes et le fit aimer de chacun. Cette camaraderie aurait rendu plutôt plaisante la longue chevauchée si Fadil n'avait lu chaque soir à haute voix le livre de la peste qu'Ibn Sina lui avait confié.
On y trouvait des centaines de suggestions de divers praticiens, tous persuadés de leur compétence. L'un prescrivait, au Caire, de faire boire au malade sa propre urine, tout en récitant des prières à Allah. A Bagdad, un autre conseillait de sucer des astringents, grenade ou prune. A Jérusalem, on recommandait les lentilles, les pois indiens, les graines de citrouille, l'argile rouge... Que faire de ce fatras ? On décida de s'en tenir aux conseils que le maître lui-même avait ajoutés en annexe : allumer des feux propres à purifier l'atmosphère, lessiver les murs à la chaux, répandre du vinaigre et faire boire aux contaminés des jus de fruits.
Lors d'une halte le huitième jour, un passage du livre leur apprit qu'au Caire, quatre sur cinq des médecins traitants étaient morts de la peste noire. Etait-ce là ce qui les attendait ? Le lendemain matin, ils arrivèrent à Nardiz, le premier village du district d'Anshan. On les reçut avec respect, comme les envoyés d'Ispahan, chargés par le chah de leur venir en aide.
« Nous n'avons pas d'épidémie, dit le Chef local, mais il paraît que Chiraz est durement touché. »
Poursuivant leur voyage non sans appréhension, ils ne rencontrèrent, village après village, que des gens bien portants. Dans une vallée de montagne balayée par les vents, ils admirèrent les sépultures, creusées dans le roc, de quatre générations de souverains perses : Darius le Grand, Xerxès, Artaxerxès et Darius II reposaient là depuis quinze cents ans, en dépit des guerres, des pestes et des conquêtes qui étaient passées et retournées au néant. Plus loin, un champ de ruines, de colonnes brisées et de pierres éparses : tout ce qui restait de Persépolis, dit Karim, détruite par Alexandre le Grand neuf cents ans avant la naissance du Prophète.
Non loin de là, une ferme apparemment paisible, et le bêlement de quelques moutons, qui paissaient sous la surveillance d'un berger assis au pied d'un arbre. Mais, en s'approchant, ils virent que l'homme était mort. Fadil restant en selle sans un geste, Rob mit pied à terre pour examiner le cadavre : il était bleu, rigide, depuis trop longtemps déjà pour qu'on puisse lui fermer les yeux ; un animal avait attaqué les jambes et dévoré la main droite. Le devant de la tunique était noir de sang. Sous le vêtement, pas de trace de peste mais une large blessure à la place du cœur.
« Allons voir », dit Rob.
La maison était vide ; dans un champ, les restes de plusieurs centaines de moutons avaient été nettoyés par les loups. La terre piétinée disait clairement qu'une armée était passée par là, pour abattre les bêtes et emporter la viande.
Fadil, le regard vide, restait sans réaction. Rob coucha le cadavre du berger ; on le recouvrit de grosses pierres pour le protéger des animaux errants, puis on se remit en marche.
Apercevant enfin une grande propriété, une superbe demeure entourée de cultures, tous descendirent de cheval, bien que l'endroit parût désert. Karim dut frapper fort et longtemps avant de voir un judas s'ouvrir, au centre de la porte, sur un œil méfiant.
« Allez-vous-en !
– Nous sommes une équipe médicale d'Ispahan en route pour Chiraz.
– Je suis le marchand Ishmael et je peux vous dire qu'il ne reste pas grand monde à Chiraz. Une armée de Turcs seldjoukides a investi la région, voici sept semaines. La plupart d'entre nous avaient déjà fui pour mettre les femmes, les enfants et les bêtes à l'abri dans Chiraz, mais les Seldjoukides nous on assiégés. La peste noire s'est déclarée parmi eux et ils ont dû abandonner au bout de quelques jours. Malheureusement, avant de partir, ils ont jeté deux cadavres de pestiférés par-dessus nos murailles, avec leur catapulte. En pleine ville surpeuplée ! Quand nous avons pu nous en débarrasser et les brûler hors les murs, il était trop tard : la peste noire était là. »
Alors, hakim Fadil retrouva la parole :
« C'est une épidémie grave ?
– Pire que vous ne pouvez l'imaginer, répondit la voix derrière la porte. Quelques-uns semblent immunisés contre le fléau, comme moi, Allah en soit béni ! Mais il ne reste plus guère dans la cité que des morts et des mourants.
– Que sont devenus les médecins ? demanda Rob.
– Il y avait deux barbiers-chirurgiens et quatre médecins. Tous les autres charlatans s'étaient enfuis dès le départ des Seldjoukides. Les deux barbiers et deux des médecins ont travaillé jusqu'au bout au milieu des malades, mais ils sont morts très vite. Quand j'ai quitté la ville, il y a deux jours, le troisième était atteint ; il n'en restait plus qu'un pour soigner les pestiférés.
– On a donc grand besoin de nous là-bas, dit Karim.
– J'ai une maison propre et spacieuse, pleine de réserves : nourriture et vin, vinaigre, chaux et chanvre indien pour écarter la contagion. Je vous ouvre cette demeure en échange de votre protection de guérisseurs. Quand l'épidémie sera passée, nous rentrerons à Chiraz, dans notre intérêt à tous. Qui veut partager ma sécurité ? »