Il y eut un silence.
« Moi, dit Fadil, d'une voix rauque.
– Tu ne peux pas faire ça, hakim », s'écria Rob.
Karim insista :
« Tu es notre chef et notre seul médecin. »
Mais Fadil n'écoutait plus rien.
« Je viens, dit-il.
– Moi aussi », dit Abbas Sefi.
Ils entendirent le bruit d'une lourde barre qu'on tirait lentement, et aperçurent un homme pâle et barbu derrière la porte entrouverte où se glissèrent les deux jeunes gens. Aussitôt tout se referma avec fracas.
« Ils ont peut-être raison », murmura Karim.
Mirdin, visiblement troublé, ne dit rien et le jeune Ali se retint de pleurer. Ils semblaient tous à la dérive.
« Le Livre de la peste ! » hurla Rob tout à coup, se rappelant que Fadil le portait toujours sur lui. Il se mit à marteler la porte à coups redoublés.
« Va-t'en ! dit Fadil, d'une voix qu'on sentait terrifiée à l'idée d'ouvrir et d'affronter les autres, sans doute.
– Ecoute-moi, salaud ! Si tu ne nous rends pas le livre d'Ibn Sina, on va entasser du bois et des broussailles contre les murs de cette maison et je serai ravi d'y mettre le feu, faux médecin ! »
La barre fut bientôt tirée, la porte entrebâillée et le livre jeté à leurs pieds, dans la poussière. Rob le ramassa puis remonta en selle. Il maîtrisait d'autant moins sa colère que quelque chose en lui enviait la sécurité de Fadil et d'Abbas Sefi dans la maison du marchand. Il chevaucha longtemps avant d'oser se retourner. Mirdin Askari et Karim Harun étaient loin derrière mais ils le suivaient. Le plus jeune, Ali Rashid, venait le dernier, menant le cheval de Fadil et la mule d'Abbas.
44. LA PESTE NOIRE
APRÈS une plaine marécageuse, ils franchirent en deux jours les montagnes qui les séparaient de Chiraz. Ils aperçurent de loin la fumée : on brûlait les cadavres en dehors dé l'enceinte. Au-dessus du célèbre défilé du Dieu-Très-Haut tournoyaient des douzaines de grands oiseaux noirs. Pas de doute, le fléau était là. Ils ne virent pas de sentinelles aux portes de la ville. Etait-elle aux mains des Seldjoukides ?
C'était une belle cité de pierre rose, pleine de jardins, mais des grands arbres il ne restait que les souches, et même les massifs de roses avaient alimenté les bûchers. Dans les rues désertes, le premier passant qu'ils voulurent aborder s'enfuit à leur approche. A un second, terrifié, ils barrèrent la route avec leurs chevaux ; Rob tira son épée.
« Réponds, nous ne te ferons pas de mal. Où sont les médecins ?
– Chez le kelonter », balbutia l'homme derrière le paquet d'herbes dont il se protégeait le nez et la bouche. Il désignait le bas de la rue.
Ils croisèrent en chemin une charrette de cadavres. Les deux convoyeurs, plus voilés que des femmes, s'arrêtèrent pour ramasser le corps d'un enfant, qui alla rejoindre les autres. Les fonctionnaires municipaux regardèrent avec stupéfaction l'équipe médicale d'Ispahan. Dehbid Hafiz, le kelonter, était un homme robuste à l'allure martiale ; il présenta un vieillard épuisé, le dernier médecin. Tous deux avaient la mine défaite et le regard fixe des longues nuits sans sommeil.
« Pourquoi vos rues sont-elles vides ? demanda Karim.
– Nous étions quatorze mille âmes. Au moment de l'invasion seldjoukide, quatre mille réfugiés ont trouvé abri dans nos murs. Mais la peste a chassé un tiers des habitants, en particulier les riches et toute l'administration, bien contents de laisser au kelonter et à ses soldats, souligna Hafiz avec amertume, le soin de protéger leurs biens. Nous avons eu près de six mille morts, et les survivants se terrent chez eux, priant Allah de leur conserver la vie.
– Comment les soignez-vous, hakim ?
– On ne peut rien contre la peste noire, si ce n'est aider les malades à mourir.
– Nous ne sommes encore qu'étudiants, dit Rob, et nous suivrons vos consignes.
– Je ne vous en donne pas, faites ce que vous pouvez... Un conseil seulement : si vous voulez rester en vie, comme moi, mangez chaque matin du pain grillé trempé de vinaigre, et avant de parler à qui que ce soit, buvez d'abord un coup de vin. »
Ce que Rob avait pris pour les infirmités de l'âge n'était que les symptômes d'un alcoolisme avancé.
Rapport de l'équipe médicale d'Ispahan
Si l'on retrouve ces notes après notre mort, il y aura une forte récompense pour qui les remettra à Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina, médecin-chef du maristan d'Ispahan.
Fait le 19e jour du mois de Rabi I, 413e année de l'Hégire.
Depuis quatre jours que nous sommes à Chiraz, il y a eu 243 morts. La peste commence par une fièvre légère, suivie de maux de tête parfois violents. La fièvre devient très forte jusqu'à l'apparition d'un bubon à l'aine, l'aisselle ou derrière l'oreille. Selon hakim Ibn al-Khatib d'Andalousie, cité dans le Livre de la peste, ces bubons, produits par le diable, auraient toujours la forme d'un serpent. Ceux qu'on observe ici sont ronds et pleins comme une tumeur, quelquefois de la taille d'une prune, mais plus généralement d'une lentille. Un vomissement de sang, à ce stade, annonce toujours la mort imminente. La plupart des décès surviennent dans les deux jours après la formation du bubon. Dans quelques rares cas favorables, le bubon se met à suppurer. Tout se passe alors comme si l'humeur mauvaise coulait avec le pus et le malade peut guérir.
(signé)
Jesse ben Benjamin
étudiant.
Ils trouvèrent un refuge de pestiférés installé dans la prison vidée de ses détenus. On y entassait morts, mourants et malades, de sorte qu'on n'en pouvait secourir aucun. Ce n'était que gémissements et cris, puanteur de vomissements, de crasse et d'excréments. Après discussion avec ses trois camarades, Rob alla demander au kelonter de mettre à leur disposition la citadelle où les soldats avaient été logés : ce qui fut accordé.
Il retourna aussitôt à la prison pour examiner un par un les patients. Le message qui passait de leurs mains dans les siennes était presque toujours tragique : leur vie ne tenait qu'à un fil. Les mourants furent transportés à la citadelle, et les autres, beaucoup moins nombreux, purent être soignés dans de meilleures conditions.
C'était l'hiver persan, avec ses nuits froides et ses chauds après-midi ; le sommet des montagnes était couvert de neige, et les étudiants, le matin, supportaient bien leurs peaux de mouton. Les vautours noirs tournaient, de plus en plus nombreux, au-dessus de la gorge du Dieu-Très-Haut.
« Vos hommes jettent les corps dans le défilé au lieu de les brûler, fit remarquer Rob au kelonter.
– Je l'ai interdit, mais je crois que vous avez raison. Le bois se fait rare.
– Tout cadavre doit être brûlé. Sans exception. Il faut faire le nécessaire pour en être absolument sûr. »
L'après-midi, trois hommes, convaincus d'avoir ainsi désobéi, furent décapités. Ce n'était pas ce qu'avait voulu Rob mais Hafiz s'en irrita.
« Où pourrait-on trouver du bois ? Nous n'avons plus d'arbres.
– Envoyez les soldats en couper dans les montagnes.
– Ils ne reviendront pas. »
Alors le jeune Ali fut chargé de visiter les maisons abandonnées ; beaucoup étaient en pierre, mais il en fît enlever les portes, les volets, les poutres de bois, et les bûchers ronflèrent hors des murs de la ville. Pour respecter une autre des prescriptions d'Ibn Sina, ils essayèrent de respirer à travers une éponge imbibée de vinaigre, mais ils y renoncèrent pour garder dans le travail leur liberté de mouvement. En revanche, à l'exemple du vieux médecin de Chiraz, ils mangeaient du pain grillé au vinaigre et buvaient assez de vin pour être, certains soirs, aussi soûls que lui.