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Les mêmes effets se produisent-ils dans les organes des victimes humaines de cette peste ? Selon l'étudiant Karim Harun, Galien a écrit que l'anatomie interne de l'homme est identique à celle du porc et du singe, mais différente de celle du rat. Ainsi, dans l'ignorance des causes de la mort chez les pestiférés humains, nous avons l'amère certitude qu'elles sont internes, donc interdites à nos investigations.

(signé)

Jesse ben Benjamin

étudiant.

En travaillant à l'hôpital deux jours plus tard, Rob fut pris d'un malaise : lourdeur, faiblesse dans les genoux, respiration difficile, brûlure intérieure comme s'il avait mangé trop d'épices, ce qui n'était pas le cas. Ces sensations persistèrent, s'aggravant dans l'après-midi. Il s'efforça de n'en pas tenir compte jusqu'au moment où, devant le visage d'un malade congestionné, déformé, aux yeux exorbités, il crut se voir lui-même. Il alla trouver Mirdin et Karim, et lut la réponse dans leur regard. Avant de se laisser conduire à une paillasse, il insista pour aller chercher le Livre de la peste, avec ses notes, et les confia à Mirdin.

« Si aucun de vous ne devait survivre, il faudrait les laisser à quelqu'un qui puisse les transmettre à Ibn Sina.

– Oui, Jesse », dit Karim.

Rob se sentit calme, comme si une montagne s'était retirée de sur ses épaules : le pire était arrivé et l'avait délivré de l'obsession de la peur.

« L'un de nous reste avec toi, dit Mirdin sans cacher son chagrin.

– Non, on a trop besoin de vous ici. »

Mais il les sentait toujours attentifs et proches. Il résolut de suivre l'évolution de la maladie, d'en distinguer mentalement chaque étape, mais il dut abandonner devant le déchaînement de la fièvre et de maux de tête si lancinants que tout son corps douloureux ne supportait même plus le contact et le poids des couvertures. Il les rejeta.

Le passé lui revint en rêve : Dick Bukerel et la guilde des charpentiers, le combat contre l'ours ou le Chevalier noir... Il fut réveillé le matin par les soldats qui venaient enlever les cadavres de la nuit : une routine pour l'étudiant, mais non pour le malade qu'il était devenu. Son cœur se mit à battre, ses oreilles à bourdonner ; ses membres n'avaient jamais été si pesants et le feu le dévorait.

« De l'eau ! »

Mirdin s'empressa mais, quand Rob se souleva pour boire, une douleur lui coupa le souffle. D'où venait-elle ? Ils échangèrent un regard terrifié en découvrant sous le bras gauche le hideux bubon d'un violet livide.

– Mirdin ! Ne l'incise pas, ne le brûle pas aux caustiques ! Tu me le promets ?

– Je te le promets, Jesse », dit Mirdin, et il se précipita pour aller chercher Karim.

Ils dégagèrent l'aisselle en maintenant le bras levé, lié à un pilier, et baignèrent le bubon d'eau de rose en changeant les compresses aussitôt qu'elle refroidissait. Rob, dans son délire, cherchait la fraîcheur à l'ombre d'un certain champ de blé, baisait une bouche, un visage, se plongeait dans un flot de cheveux roux. Puis il entendait des prières en persan, d'autres en hébreu et poursuivait machinalement : « Ecoute, Israël... tu aimeras le Seigneur ton Dieu... »

Il n'allait pas mourir une prière juive aux lèvres ! Tout ce qui lui revint de son enfance chrétienne fut un chant puéril : « Jésus-Christ est né... Il est crucifié... Il est enterré. Amen. » Maintenant, son frère Samuel était là, tel qu'il l'avait quitté. La douleur devenait effroyable.

« Samuel ! Viens, allons-nous-en ! »

Il y eut un apaisement si soudain qu'il en fut saisi comme d'une nouvelle douleur. Il s'interdit tout espoir et attendit. Enfin Karim s'approcha et s'exclama aussitôt :

« Mirdin ! Allah soit loué ! Le bubon s'est ouvert ! »

Deux visages souriants se penchaient au-dessus de lui, l'un sombre et beau, l'autre quelconque mais d'une divine bonté.

« Je vais poser une mèche pour que le pus s'écoule », dit Mirdin, et l'urgence de l'intervention remit à plus tard les actions de grâces.

Rob, après la tempête, dérivait sur une eau paisible. Sa guérison fut rapide et sereine comme il l'avait observé chez les autres survivants. La faiblesse était normale après une forte fièvre, en revanche son esprit retrouvait sa clarté et ne confondait plus le passé et le présent. Il aurait voulu se rendre utile, mais ses gardiens l'obligeaient à rester allongé.

« La médecine est tout pour toi, observa Karim un matin. Je le savais et c'est pourquoi je n'ai pas fait d'objection quand tu as pris la direction de l'équipe. J'étais furieux qu'on ait choisi Fadil. Sa réussite aux examens lui vaut l'estime de la faculté, mais comme praticien c'est une catastrophe. Et puis, il a commencé deux ans après moi, et le voilà hakim alors que je reste étudiant.

– Pourquoi m'acceptes-tu alors, moi qui ai à peine un an d'études ?

– Ce n'est pas la même chose. Ta passion de guérir te met hors concours.

– Je t'ai observé pendant ces dures semaines, dit Rob en souriant. N'es-tu pas possédé de la même passion ?

– Non. J'ai envie d'être un excellent médecin, c'est vrai, mais plus que tout je veux devenir riche. La fortune n'est pas ton ambition, n'est-ce-pas ? Moi, quand j'étais enfant, j'ai vu mon village pillé, réduit à la misère par l'armée d'Abdallah Chah, le père du souverain actuel, qui marchait contre les Turcs seldjoukides. J'avais cinq ans, nous mourions de faim. Ma mère a pris par les pieds la fille qu'elle venait de mettre au monde et lui a fracassé la tête contre les rochers. On dit qu'il y a eu des cas de cannibalisme et je le crois.

« Mes parents sont morts, j'ai mendié. Puis un ami de mon père, un athlète célèbre, m'a élevé, m'a appris à courir, et a fait de moi son giton pendant neuf ans. Il s'appelait Zaki-Omar. »

Karim se tut un long moment. Seuls les gémissements des malades troublaient le silence.

« Quand il est mort, j'avais quinze ans. Sa famille m'a jeté dehors, mais il avait arrangé mon entrée à la madrassa et je suis venu à Ispahan, libre pour la première fois. J'ai décidé que mes fils, quand j'en aurai, grandiront en sécurité ; cette sécurité qu'assure la fortune. »

Enfants, presque aux deux bouts du monde, ils avaient donc vécu des catastrophes comparables. Rob aurait pu avoir moins de chance, et le Barbier être tout différent...

L'arrivée de Mirdin interrompit la conversation. Il s'assit par terre, de l'autre côté de la paillasse. « Personne n'est mort hier à Chiraz.

– Allah !

– Personne n'est mort ! »

Rob les prit tous deux par la main. Au-delà du rire et des larmes, ils étaient comme de vieux amis après toute une vie passée ensemble. Ils se regardèrent en silence, savourant leur bien-être de survivants.

Plus de dix jours après, Rob fut jugé assez fort pour voyager. Il faudrait des années pour que les arbres repoussent à Chiraz, mais les gens commençaient à rentrer, apportant quelquefois du bois de charpente. On voyait ici et là des charpentiers poser des volets et des portes. C'était bon de laisser la ville derrière soi et de repartir vers le nord. Arrivés devant chez le marchand Ishmael, ils frappèrent sans obtenir de réponse.

« Il y a des cadavres par ici », dit Mirdin en fronçant le nez.

Dans la maison, ils trouvèrent les corps décomposés du marchand et de Hakim Fadil, mais pas de trace d'Abbas Sefi, qui avait dû s'enfuir en voyant les autres atteints. On récita des prières et on brûla les restes des pestiférés en dressant un bûcher avec le coûteux mobilier d'Ishmael.

Des huit qui avaient quitté Ispahan, il n'en restait que trois au retour de Chiraz.

45. LE SQUELETTE DU MORT