DE retour à Ispahan, Rob eut d'abord l'impression d'une ville irréelle, avec tous ces gens bien portants qui ne faisaient que rire ou se chamailler. Ibn Sina fut attristé mais non surpris d'apprendre les désertions et les morts, et reçut son rapport avec un vif intérêt. Pendant le mois que les trois étudiants avaient passé à la maison du rocher d'Ibrahim, pour être certains de ne pas rapporter la peste, Rob avait rédigé une relation détaillée de leur travail à Chiraz. Il montrait clairement que les deux autres lui avaient sauvé la vie et faisait leur éloge avec chaleur.
« Karim aussi ? » demanda brusquement Ibn Sina quand ils furent seuls.
Rob hésita, n'osant porter de jugement sur un camarade.
« Il peut avoir des difficultés à l'examen, mais c'est déjà un merveilleux médecin, calme et ferme dans l'épreuve et compatissant pour ceux qui souffrent.
– Va maintenant au palais du Paradis, car le chah est impatient de t'entendre sur la présence de l'armée seldjoukide à Chiraz. »
L'hiver s'achevait mais le palais était encore glacial. Le long des sombres galeries, Rob suivait le capitaine des Portes dont les bottes faisaient sonner les dalles de pierre. Ala Chah était seul, assis à une grande table.
« Jesse ben Benjamin, Majesté, dit Khuff tandis que Rob se prosternait.
– Assieds-toi près de moi, dhimmi, et tire la nappe sur tes genoux », dit le roi.
Rob obéit et fut agréablement surpris de sentir l'air chaud qui montait de fours souterrains par une grille au ras du sol. Il se gardait bien d'observer trop directement ou trop longtemps le souverain mais le premier coup d'œil avait confirmé la rumeur populaire : Ala avait des yeux de loup, la peau flasque sur ses traits de faucon ; il était évident qu'il buvait trop. Il avait devant lui un plateau divisé en carrés alternativement noirs et blancs, garni de figurines sculptées. A côté, des coupes et un pichet de vin. Le chah les remplit et vida aussitôt la sienne.
« Bois, bois, pour que je voie un Juif heureux ! dit-il avec un regard impérieux de ses yeux rouges.
– Puis-je vous demander, Majesté, de m'en dispenser ? Boire ne me rend pas heureux, mais maussade et sauvage. C'est pourquoi je ne l'apprécie pas comme d'autres, mieux partagés que moi. »
Le chah parut intéressé.
« Je m'éveille chaque matin les mains tremblantes et une vive douleur derrière les yeux. Tu es médecin. Quel est le remède ?
– Moins de vin, Majesté, répondit Rob en souriant, et plus de chevauchées à l'air pur de la Perse. »
Le regard perçant scrutait son visage pour y surprendre l'insolence, mais il n'en trouva pas.
« Alors, tu chevaucheras avec moi, dhimmi.
– Je suis à votre service, Majesté. »
Ala fît un geste pour signifier que la question était réglée.
« Alors, parlons des Seldjoukides à Chiraz. Dis-moi tout. »
Il écouta avec attention ce que Rob avait appris sur les envahisseurs de l'Anshan. Puis il conclut :
« Notre ennemi du Nord-Ouest pensait nous encercler et s'établir au Sud-Est. S'il avait réussi à conquérir tout l'Anshan, Ispahan aurait été prise entre les mâchoires du rapace seldjoukide. Allah soit béni de leur avoir envoyé la peste ! Quand ils reviendront, nous serons prêts. »
Il tira entre eux le grand échiquier.
« Connais-tu ce jeu ?
– Non, sire.
– C'est un passe-temps d'autrefois. Si l'on perd, c'est le chahtreng, le " supplice du roi ", mais on l'appelle plutôt la chasse du roi car il s'agit d'un combat. Je vais te l'apprendre, dhimmi », dit-il en riant.
Il tendit à Rob une des pièces : un éléphant sculpté, et lui fit toucher l'ivoire poli.
« On l'a sculpté dans une défense. Tu vois, nous avons les mêmes effectifs. Le roi se tient au centre, assisté de son fidèle compagnon, le général. De chaque côté un éléphant protège le trône de son ombre. Deux chameaux près des éléphants, avec un homme sur chacun d'eux, puis deux chevaux avec leurs cavaliers prêts à combattre. Aux extrémités du champ de bataille, un rukh, ou guerrier, élève ses mains en coupe jusqu'à ses lèvres pour boire le sang des ennemis. En avant, se déplacent les fantassins dont le devoir est d'assister les autres pendant le combat. Si un fantassin réussit à traverser tout le champ de bataille, il prend place, en héros, près du roi, comme le général. Le brave général ne franchit jamais qu'une case à la fois, les puissants éléphants en parcourent trois, surveillant tout le champ sur un rayon de deux mille pas. Le chameau court aussi sur trois cases et les chevaux de même, en sautant par-dessus sans les toucher. De tous côtés, le guerrier se déchaîne, traversant le champ de bataille de bout en bout.
« Chaque pièce se tient à son territoire et ne se déplace qu'autant qu'il lui est permis. Si quelqu'un approche le roi, il crie : " Retire-toi, ô chah ! " et le roi doit abandonner sa case. S'il voit sa route coupée par le roi ennemi, le cheval, guerrier, le général, l'éléphant et l'armée, il regarde dans les quatre directions en fronçant les sourcils. Et s'il voit ses troupes battues, sa retraite coupée par l'eau et le fossé, l'ennemi à sa droite, à sa gauche, devant et derrière, il mourra de fatigue et de soif car c'est le destin que le ciel réserve au vaincu. »
Il se versa du vin, le but et jetant à Rob un regard insistant :
« Tu as compris ?
– Je crois, sire...
– Alors commençons. »
Rob commit des erreurs que le chah corrigeait chaque fois avec un grognement. La partie ne fut pas longue car ses troupes furent vite vaincues et son roi captif.
« Une autre ! » dit Ala avec satisfaction.
Le second combat fut aussi rapide que le premier mais Rob commençait à comprendre que le chah, prévoyant ses mouvements, lui tendait des pièges comme dans une vraie guerre. A la fin, il le congédia d'un geste.
« Un bon joueur peut éviter la défaite pendant des jours, dit-il. Et celui qui gagne peut gouverner le monde. Mais tu n'as pas mal joué pour une première fois, et ce n'est pas un déshonneur d'avoir subi le chahtreng car tu n'es qu'un Juif, après tout. »
Quel soulagement de retrouver la petite maison du Yehuddiyyeh, le travail régulier du maristan et des cours ! Au lieu du service de la prison, il fut très heureux d'être admis à étudier les fractures, avec Mirdin, comme assistant de Hakim Jalal ul-Din. Svelte, de type saturnien, riche et respecté, Jalal était un des chefs de l'élite médicale à Ispahan, mais il ne ressemblait guère à ses confrères.
« Ainsi c'est toi Jesse, le barbier-chirurgien ?
– Oui, maître.
– Je ne partage pas le mépris général pour ta profession ; il en est d'honnêtes et d'habiles. Moi-même, avant d'être médecin, j'ai été rebouteux ambulant et je n'ai pas changé en devenant hakim. Néanmoins, il faudra travailler dur pour gagner mon estime, sinon, je te mettrai à la porte de mon service, et à coups de pied aux fesses, encore ! »
C'était un grand spécialiste des os, inventeur d'éclisses capitonnées et d'appareils de traction. Il apprit aux étudiants à palper du bout des doigts les chairs contusionnées jusqu'à visualiser, comme ils l'auraient fait avec leurs yeux, la blessure et le traitement qui convenait. Il n'avait pas son pareil pour remettre en place les os et même les éclats d'une fracture, de manière que la nature les ressoude en leur premier état.
Il s'intéressait curieusement aux criminels et leur avait parlé longuement d'un berger assassin, tout récemment exécuté pour avoir sodomisé puis tué deux ans plus tôt un camarade, qu'il avait enterré de l'autre côté des remparts. On avait décidé d'exhumer le cadavre pour lui assurer au cimetière islamique une sépulture et des prières qui le feraient admettre au paradis.
« Venez, dit Jalal à Rob et à Mirdin. C'est une occasion exceptionnelle : aujourd'hui, nous serons fossoyeurs. »