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Rob eut peur. Le chah pourrait, à jeun, regretter ces propos intempérants et se débarrasser du confident. Mais non, le vin ne lui faisait pas perdre l'esprit ; après un nouveau pichet, ils remontèrent à cheval pour une promenade à loisir, parmi les collines couvertes de fleurs.

« Je vais te mener à un endroit que tu ne devras montrer à personne », dit Ala, en le conduisant à travers les fourrés jusqu'à l'entrée d'une grotte.

Il faisait chaud à l'intérieur, où flottait une légère odeur d'œufs pourris au-dessus d'un bassin d'eau brune entre des roches grises tachées de lichens pourpres.

« Allons, déshabille-toi, dhimmi ! »

Rob le fit avec réticence. Le chah aimerait-il les hommes ? Mais non, il était déjà dans l'eau et se contenta de remarquer, non sans mauvaise foi, que l'Européen n'était pas « exceptionnellement pourvu ».

« Je n'ai pas besoin d'être bâti comme un cheval, ajouta-t-il en souriant, car j'ai toutes les femmes que je veux et je ne les prends jamais deux fois. »

Il demanda le vin, but et s'allongea dans l'eau chaude en fermant les yeux.

« Quand as-tu perdu ton pucelage ? » demanda-t-il.

Rob lui raconta comment la veuve l'avait attiré dans son lit.

« Moi aussi, j'avais douze ans quand mon père a envoyé sa sœur coucher avec moi, comme c'est l'usage chez nous pour les jeunes princes. Ma tante a été une tendre initiatrice, presque une mère. Et j'ai cru pendant des années qu'après l'amour on avait toujours un bol de lait chaud et une friandise. »

Ils baignaient en silence dans l'odeur sulfureuse de l'eau.

« Je voudrais être le roi des rois, dit enfin Ala. J'en ai le nom mais je ne possède pas d'empire comme Xerxès, Cyrus ou Alexandre. Je ne suis roi qu'à Ispahan. A l'ouest, Toghrul-beg règne sur les nomades seldjoukides ; à l'est, Mahmud gouverne le sultanat de Ghazna. Ce sont les deux rivaux qui peuvent me disputer le pouvoir. Au-delà, en Inde, il n'y a que deux douzaines de petits rajahs plus ou moins concurrents. Autrefois, deux grands rois mirent en jeu tout un empire en combat singulier devant le front de leurs troupes. Le vainqueur, Ardachir, fut le premier à porter le titre de roi des rois. Aimerais-tu être le roi des rois ?

– Non. Je veux être médecin.

– C'est étonnant, dit le chah, perplexe. On m'a flatté toute ma vie, et toi, tu ne donnerais pas ta place contre celle d'un roi. Je me suis renseigné ; on dit que tu es un étudiant exceptionnel et que tu promets d'être un remarquable médecin. J'ai besoin de gens comme toi et non de lèche-bottes. Je veux écarter Qandrasseh et recréer par la force des armes un empire dont je serai vraiment le roi des rois. »

Il saisit le poignet de Rob.

« Veux-tu être mon ami, Jesse ben Benjamin ? »

Rob se sentit piégé par un chasseur habile. Ala s'assurait ses loyaux services pour ses objectifs personnels et tout était froidement prémédité. Il aurait préféré éviter la politique et regrettait cette promenade matinale. Mais c'était trop tard, et il payait toujours ses dettes.

« Recevez mon allégeance, Majesté, dit-il en serrant le poignet du roi.

– Tu peux amener une femme dans ma grotte si tu veux », dit enfin le roi en souriant.

« Je n'aime pas cela, dit Mirdin en apprenant la sortie à cheval avec Ala. Il est imprévisible et dangereux. »

Karim, au contraire, pensait que c'était une chance. Rob s'en serait bien passé et se réjouit de n'être pas convoqué les jours suivants. Il avait besoin d'autres amitiés que celle du roi et passait presque tout son temps libre avec ses deux camarades. Karim s'installait dans sa nouvelle vie ; il gagnait désormais un peu d'argent pour son travail au maristan et fréquentait plus que jamais les mauvais lieux des maidans.

« Viens avec moi, Jesse, j'en connais une qui a les cheveux noirs comme l'aile du corbeau et fins comme la soie. »

Mais Rob secouait la tête en souriant. Son rêve, c'était une fille aux cheveux roux.

Puis, brusquement, il ne fut plus question de putains. Karim disparaissait le soir ; il avait, disait-il, une liaison avec une femme mariée dont il était amoureux.

Rob allait de plus en plus chez Mirdin. Il y vit un échiquier avec des pièces de bois et, au lieu des foudroyantes et sanglantes victoires d'Ala, il apprit peu à peu, avec son ami, les beautés du jeu. C'était un foyer paisible. Après le simple repas servi par Fara, on allait souhaiter bonne nuit au petit Issachar, qui avait six ans. L'enfant posait sans cesse des questions, auxquelles son père répondait toujours.

« Mais, dit-il un jour, si notre Père céleste est invisible, comment sait-il Lui-même à quoi Il ressemble ? »

O Mirdin, se dit Rob, toi qui sais tout de la Loi écrite et orale, des secrets de l'échiquier, de la philosophie et de l'art de guérir, que vas-tu répondre à cela ?

« Il est dit dans la Torah qu'il a fait l'homme à Son image. En te regardant, mon fils, Il se voit en toi. »

49. CINQ JOURS À L'OUEST

 

UNE grande caravane arriva d'Anatolie et un chamelier apporta au maristan un panier de figues sèches pour le Juif nommé Jesse. C'était le fils aîné de Dehbid Hafiz ; le kelonter de Chiraz témoignait ainsi sa gratitude à ceux qui avaient combattu la peste noire. Rob but du chai avec le jeune homme, qui devait repartir chez lui ; les figues étaient moelleuse, sucrées, et Sadi fut heureux et fier que le dhimmi le charge, en échange de porter à son père du vin d'Ispahan.

Quelles nouvelles apportait la caravane ? Il n'y avait plus trace de peste à Chiraz. On avait signalé des troupes seldjoukides dans les montagnes de Médie, mais elles n'avaient pas attaqué. A Ghazna, les gens étaient atteints de démangeaisons et l'on ne s'était pas arrêté, de peur que les chameliers attrapent la maladie avec des femmes. Pas d'épidémie au Hamadhan, mais un chrétien avait apporté une fièvre européenne, et le mullah interdisait tout contact avec les diables infidèles.

« Comment se manifeste cette maladie ? »

Sadi l'ignorait, n'étant pas médecin. Il savait seulement que personne n'approchait l'étranger, sauf sa fille.

« Le chrétien a une fille ? »

Oui, et Boudi, le marchand de chameaux, les avait vus tous les deux. Ils se mirent à sa recherche. C'était un homme chétif au regard sournois, qui crachait sans cesse une salive rougie de bétel. Il prétendait ne rien se rappeler mais une pièce de monnaie lui rafraîchit la mémoire : il les avait vus, à cinq jours de là, vers l'ouest, à une demi-journée de Datur. Le père avait de longs cheveux gris, pas de barbe et un vêtement noir comme un mullah. La femme était grande, jeune, avec une chevelure bizarre, plus claire que le henné.

« Et les domestiques ?

– Je n'ai vu personne. »

Ils s'étaient sans doute enfuis, se dit Rob.

« Avait-elle de quoi manger ?

– Je lui ai donné un panier de légumes secs et trois pains.

– Pourquoi lui as-tu donné cela ? »

Effrayé par le regard qui le perçait à jour, le marchand haussa les épaules et tira de son sac un couteau, en le présentant par le manche. Or, la dernière fois que Rob avait vu ce couteau, c'était à la ceinture de James Geikie Cullen.

S'il s'était confié à Karim et Mirdin, ils auraient insisté pour l'accompagner. Or il tenait à partir seul. Il laissa donc un message au bibliothécaire.

« Je pars pour une affaire personnelle que je leur expliquerai à mon retour. »

Il ne prévint que Jalal, qui grogna en apprenant qu'il s'agissait d'une femme, puis se calma après avoir vérifié qu'il aurait assez d'étudiants pour assurer le service.

Rob entreprit le lendemain matin ce long voyage, à une allure régulière pour ménager son cheval, et gardant toujours à l'esprit l'image d'une femme seule, près de son père malade, dans un pays étranger et sauvage. C'était l'été et les eaux printanières avaient déjà séché sous le soleil de cuivre. La poussière salée de la Perse s'insinuait partout, dans ce qu'il mangeait, dans l'eau qu'il buvait. Les fleurs sauvages brunissaient mais les gens cultivaient le sol rocheux en réservant aux vignes et aux dattiers la moindre humidité, comme on le faisait depuis des milliers d'années.