– Unissons nos mains devant Dieu. »
Il prit ses mains dans les siennes, les yeux dans les yeux.
« Mary Cullen, je te prends pour épouse. Je promets de te chérir et de te protéger. Tu as tout mon amour.
– Robert Jeremy Cole, je te prends pour époux, dit-elle d'une voix claire. Je promets d'aller là où tu iras et de rechercher toujours ton bien. Je t'ai aimé dès que je t'ai vu. »
Il mit ses bagages sur le cheval brun et elle monta le noir. Quand la route était facile, ils partageaient la même monture, mais, la plupart du temps, il allait à pied. Il respectait son silence et ne cherchait pas à la toucher, sensible à son chagrin. Dans une clairière où ils campèrent la seconde nuit de leur voyage, il l'entendit pleurer.
« Si tu veux aider Dieu et corriger les erreurs, pourquoi ne l'as-tu pas sauvé ?
– Je n'en sais pas assez. »
Il la prit dans ses bras, baisa son visage mouillé de larmes, puis sa bouche douce, accueillante comme il se la rappelait. Il la caressa et ses mains, descendant le long de son dos, la trouvèrent ardente et ouverte. Ils s'aimèrent tendrement, avec délicatesse, bougeant à peine. Il retrouvait en elle tout ce qu'il avait cherché et veillait à ce qu'elle prît son plaisir.
Puis ils parlèrent d'Ispahan, du Yehuddiyyeh et de la madrassa, d'Ibn Sina, de l'hôpital. Elle l'interrogea sur ses amis, Mirdin le Juif et sa famille, le musulman Karim et ses amours. Ils s'endormirent enlacés.
Au point du jour, Rob fut éveillé par des pas de chevaux sur la route, une toux et des conversations de cavaliers : des soldats à la mine terrible, vêtus de haillons sales et puants armés d'épées et d'arcs plus courts que les persans. Il aurait suffi d'un regard à travers les buissons pour que la troupe redoutable surprenne le voyageur dans la clairière et la femme endormie.
Il venait de reconnaître Hadad Khan, l'irascible ambassadeur qui avait fait scandale à la cour d'Ala. C'étaient donc des Seldjoukides ! Et près de l'ambassadeur chevauchait le mullah Musa Ibn Abbas, bras droit de l'imam Qandrasseh. Suivaient encore six autres mullahs et quatre-vingt-seize soldats à cheval. Le dernier passé, Rob respira enfin : ni son cheval ni celui de Mary n'avaient trahi leur présence. Il éveilla sa femme d'un baiser et tous deux repartirent sans perdre de temps.
Il avait désormais une bonne raison de se hâter.
50. LA COURSE
« MARIÉ ? » dit Karim en riant, puis il demanda comment s'appelait la nouvelle épouse et si elle était jolie.
Mirdin, d'abord heureux, sembla surpris qu'elle soit écossaise, donc européenne, et chrétienne. Rob avait raconté rapidement leur rencontre dans la caravane, la maladie et la mort de James Cullen.
« Elle est si belle ! dit-il à Karim. Viens donc en juger par toi-même. »
Mais, comme il se retournait pour convier Mirdin à venir aussi, il s'aperçut que son ami était parti.
Ce fut à contrecœur qu'il se rendit au palais informer le chah de ce qu'il avait vu sur la route ; sa loyauté était engagée et ne lui laissait pas le choix.
« Quel est ton message ? » demanda Khuff toujours bourru.
Rob secoua la tête sans répondre, et le capitaine des Portes, furieux, le fit attendre avant d'aller annoncer le dhimmi. Ala sentait le vin, mais il écouta assez attentivement.
« On n'a pas parlé d'attaques dans le Hamadhan, dit-il lentement. Ce n'était donc pas un raid seldjoukide mais certainement une entrevue pour préparer un complot... A qui l'as-tu raconté ?
– A personne, Majesté.
– Que cela reste entre nous. »
Il n'en fut plus question. Le roi installa l'échiquier et parut enchanté des progrès de son adversaire.
« Ah ! Dhimmi, tu deviens aussi habile et rusé qu'un Persan ! »
Leur jeu en effet avait évolué ; Rob finit par être battu, mais il aurait tenu plus longtemps s'il n'avait eu hâte de retrouver sa femme.
Ispahan était la plus belle ville que Mary ait jamais vue ; peut-être aussi parce qu'elle y vivait avec Rob. Elle aimait la petite maison du Yehuddiyyeh, malgré la pauvreté du quartier, et consacra sa première journée de solitude à la réparer. Au milieu de la matinée, un bel homme frappa à la porte. Il apportait un panier de prunes noires, qu'il posa, à la terreur de Mary, pour toucher ses cheveux roux. Il rit, montrant ses dents éblouissantes dans son visage brun, et se mit à parler avec éloquence, charme et sentiment, sans s'apercevoir qu'elle ignorait le persan.
« Excusez-moi », dit-elle en anglais.
Il comprit enfin et, la main sur la poitrine, fit simplement :
« Karim.
– Tu es l'ami de mon mari ! »
Ils étaient ravis tous les deux, sans pouvoir communiquer davantage. Alors elle s'assit pour manger une prune sucrée tandis qu'il mélangeait le plâtre, bouchait les fissures et refaisait le bord de la fenêtre. Il l'aida même à tailler les buissons d'épines du jardin. Quand Rob rentra, ils dînèrent ensemble, après la tombée du jour car c'était le ramadan.
« J'aime bien Karim, dit Mary lorsqu'il fut parti. Et l'autre, Mirdin, le verrai-je bientôt ?
– Ça, je n'en sais rien », répondit-il en l'embrassant.
Le ramadan était un mois sévère, voué à la prière et à la pénitence. Plus de marchands ambulants dans les rues, les maidans restaient silencieux. Mais on se réunissait la nuit en famille et entre amis pour rompre le jeûne et prendre des forces en vue du lendemain.
« L'an dernier, à cette époque, nous étions en Anatolie. Papa avait acheté des moutons et nous avons donné une grande fête pour nos serviteurs musulmans... A présent je suis en deuil. »
Elle était tourmentée de sentiments contradictoires, entre son chagrin et ce mariage qui la comblait. Chaque fois qu'elle se risquait hors de la maison, les gens lui paraissaient hostiles. Sa robe noire ne la distinguait pas des autres femmes, mais la chevelure rousse, même sous le chapeau de voyage à large bord, trahissait l'Européenne, qu'on dévisageait froidement. Elle se serait sentie seule dans cette ville grouillante, sans l'intimité parfaite qu'elle goûtait avec son mari.
Karim seul leur rendait visite, et elle le vit plusieurs fois courir à travers les rues, s'entraînant pour le chatir. La course aurait lieu le premier jour du bairam, la grande fête qui concluait le mois du jeûne.
« J'ai promis, dit Rob, de l'assister pendant l'épreuve et Mirdin viendra aussi ; nous ne serons pas trop de deux. »
Il expliqua à Mary qu'on pouvait suivre le chatir même pendant un deuil et, après avoir réfléchi, elle décida d'y aller elle aussi.
Le matin, un épais brouillard fit espérer à Karim un temps favorable à la course. Il avait bien dormi, comme les autres concurrents sans doute, en oubliant ce qui l'attendait. Il se leva et prépara un grand pilah de riz et de pois, avec des graines de céleri soigneusement dosées ; il en mangea largement avant de retourner s'allonger pour laisser agir le céleri. L'esprit libre et serein, il priait :
« Allah, fais-moi aujourd'hui le corps agile et le pied sûr, une poitrine au souffle sans défaillance, des jambes fortes et souples comme de jeunes arbres. Garde mon esprit clair, mes sens aiguisés, et mes yeux sans cesse sur Toi. » Il ne demandait pas la victoire. Zaki-Omar le lui avait dit quand il était enfant : « Tout le monde veut la victoire ! Comment Allah s'y retrouverait-il ? Demande plutôt la vitesse, l'endurance, et uses-en de manière à être responsable de ta victoire ou de ta défaite. »
Le besoin s'en faisant sentir, il se leva pour libérer son intestin ; les graines, bien mesurées, le laissaient dispos mais non affaibli, et à l'abri de toute gêne pendant le circuit. Il fît chauffer de l'eau, se lava et se sécha rapidement, puis se frotta d'huile d'olive contre le soleil, en insistant sur les points vulnérables : les seins, les aisselles, les reins, le sexe et le pli des fesses, enfin les pieds et particulièrement les orteils. Il mit un pagne et une chemise de lin, des chaussures légères de valet de pied et une toque à plume de couleur vive. Autour de son cou, il passa un carquois et une amulette, jeta un manteau sur ses épaules et sortit.