Выбрать главу

La course commençait maintenant.

Il vit trois coureurs devant lui, dont deux qu'il connaissait. Après un petit Indien, qu'il allait dépasser, venait à quatre-vingts pas peut-être, un garde du palais ; puis, beaucoup plus loin, al-Harat, un remarquable athlète du Hamadhan. L'Indien accéléra en se voyant rejoint et ils coururent ensemble, dans la même foulée. Il avait la peau presque noire, comme Zaki : un avantage sous le soleil. Celle de Karim était plus fragile. Un Grec blond de l'armée d'Alexandre avait dû s'offrir une de ses aïeules...

Un petit chien tacheté les suivait en aboyant. Devant l'avenue des Mille-Jardins, on leur offrit du sherbet et l'Indien prit une tranche de melon vert qu'il croqua sans s'arrêter. Karim n'accepta qu'un peu d'eau dans sa toque et se la retourna sur la tête où le soleil eut vite fait de la sécher. Ils dépassèrent le jeune soldat, qui avait un tour de retard ; ses jambes fléchissaient à chaque pas, il ne tiendrait pas longtemps. L'Indien, au contraire, courait avec aisance, le visage attentif et presque détendu ; Karim le sentait plus fort que lui, moins fatigué, peut-être plus rapide.

Le chien, qui ne les lâchait pas depuis plusieurs milles, fit un brusque écart et leur coupa le chemin. Karim sauta pour l'éviter mais l'animal se jeta dans les jambes de l'Indien, qui s'écroula, la cheville tordue, et resta assis sur la route, hébété, ne pouvant croire à son malheur.

« Vas-y ! cria Jesse. Continue, je m'en occupe. »

Ce fut comme un nouvel élan ; il commençait vraiment à y croire. Après avoir longtemps suivi Al-Harat, il se trouva juste derrière lui rue des Apôtres, et le coureur se retournant le reconnut : le giton de Zaki, se dit-il avec un regard de mépris, et il allongea sa foulée.

« Vous n'êtes plus que quatre, dit Mirdin quand Karim prit sa septième flèche. Il y a d'abord un Afghan, puis un homme d'al-Rayy nommé Mahdavi ; enfin al-Harat et toi. »

Les premiers étaient hors de vue ; habitués à l'air raréfié de leurs montagnes, les Afghans se fatiguaient moins que d'autres à basse altitude. Mahdavi passait aussi pour un bon coureur. Pourtant, ans la descente de l'avenue des Mille-Jardins, un concurrent malheureux pleurait au bord de la route en se tenant le côté, et Jesse annonça que c'était Mahdavi.

Karim souffrait de nouveau. L'appel du muezzin pour la troisième prière l'arrêta au début du neuvième tour ; il craignait ce moment car le soleil commençait à baisser et la chaleur intense l'oppressait. Il repartit mais, cette fois, sans changer son rythme, il rattrapa al-Harat comme il aurait fait d'un homme au pas. Parvenu à sa hauteur, il entendit son souffle bruyant, son effort désespéré ; il titubait, vaincu par la chaleur. Le hakim connaissait ce cas : on pouvait en mourir si le visage devenait apoplectique et la peau sèche. Al-Harat était pâle et trempé de sueur, mais Karim s'arrêta près de lui quand il le vit abandonner.

« Cours, salaud ! » lui cria l'autre, qui préférait encore voir gagner un Persan.

Il ne restait plus devant Karim qu'une petite silhouette, au loin, gravissant la longue montée. L'Afghan tomba puis se releva et disparut dans la rue des Apôtres. Au bout de l'avenue Ali-et-Fatima, ils se retrouvèrent beaucoup plus proches. L'homme tomba encore ; il était habitué à l'altitude de ses fraîches montagnes, mais pas à la chaleur impitoyable d'Ispahan. Karim le rejoignit après sa quatrième et dernière chute. C'était un gaillard aux yeux bridés, qui haletait comme un poisson hors de l'eau ; on lui appliqua des linges mouillés et il regarda calmement son concurrent le dépasser.

Karim ressentait plus d'angoisse que de fierté. Certes, il avait gagné mais, maintenant, il fallait choisir. Le fameux calaat était-il à sa portée, avec ses cinq cents pièces d'or et les fonctions honorifiques de chef des chatirs ? Aurait-il la force de compléter les cent vingt-six milles en moins de douze heures ? C'était assez d'en avoir fait quatre-vingt-quinze dans la journée ; il pouvait rendre ses neuf flèches, recevoir l'argent du prix et rejoindre les autres coureurs qui se baignaient dans le Fleuve de la Vie, pour jouir de leur envie et de leur admiration. Le soleil était bas sur l'horizon ; n'était-il pas trop tard pour faire encore trente et un milles avant l'appel de la troisième prière ? Pourtant, il le savait : plus que la conquête de toutes les femmes du monde, c'est cette victoire complète qui le délivrerait à jamais du souvenir de Zaki-Omar.

Quand il prit une nouvelle flèche, au lieu de se tourner vers la tente officielle, il entreprit son dixième tour. La route blanche de poussière s'ouvrait devant lui, vide. Il courait seul désormais contre le sinistre djinn d'un homme dont il avait espéré être le fils et qui avait fait de lui sa catin.

Les spectateurs avaient commencé à se disperser, mais ils comprirent en le voyant passer qu'il tentait la plus dure épreuve et lui adressèrent une immense acclamation d'enthousiasme et d'amour. Il aperçut devant l'hôpital les visages rayonnants de fierté d'al-Juzjani, de l'infirmier Rumi, du bibliothécaire, du hadji Davout Hosein et même d'Ibn Sina. Il vit, sur le toit, qu'elle était revenue ; quand ils seraient de nouveau l'un à l'autre, elle serait sa vraie récompense.

Les pires difficultés commencèrent à mi-parcours. L'épuisement le rendait maladroit ; en se versant de l'eau sur la tête, ainsi qu'il le faisait de lus en plus, il avait éclaboussé ses chaussures et le cuir mouillé lui meurtrissait la peau ; il avait une crampe au jarret droit. Aux portes du Paradis, il trouva le soleil plus bas encore qu'il ne s'y attendait. Allait-il être pris de court ? Ses pieds lui semblaient lourds, le carquois plein de flèches heurtait rudement son dos à chaque pas. Il crut s'évanouir.

Mais la ville avait la fièvre : les femmes criaient sur son passage, les hommes arrosaient la rue et la semaient de fleurs devant ses pas, en invoquant le nom d'Allah. On l'aspergeait d'eau de senteur.

Le soleil allait disparaître, les silhouettes paraissaient flotter au-dessus de la terre et le mullah montait déjà l'escalier du minaret. Dans ces derniers instants, il fallait obliger les jambes mortes à accélérer désespérément leur rythme.

Alors un petit garçon, devant lui, quittant la main de son père, se mit à courir sur la route, fasciné par le géant qui avançait lourdement. Karim l'attrapa au vol et le prit sur ses épaules pour franchir la ligne d'arrivée, salué par une immense clameur. Tandis qu'il recevait la douzième flèche, le chah ôta son turban et l'échangea contre la toque emplumée du coureur.

L'appel du muezzin suspendit l'élan de la foule, qui se prosterna, tournée vers La Mecque. La prière finie, le roi et les nobles entourèrent Karim Harun, le peuple se pressa pour lui crier sa joie : la Perse entière était à lui.

CINQUIÈME PARTIE

Le chirurgien militaire

51. LA CONFIANCE

 

« MAIS qu'est-ce qu'ils ont contre moi ? demanda Mary à Rob.

– Je ne sais pas. »

Inutile de nier, elle n'était pas aveugle. Aussitôt que la petite fille des voisins trottinait dans sa direction, la mère, qui n'apportait plus de pain chaud au « Juif étranger », se précipitait sans un mot comme pour l'arracher à la corruption. Au marché, plus de sourires ; oublié l'invitation du cordonnier à un repas de sabbat. En se promenant dans le Yehuddiyyeh, Rob ne rencontrait que silence, regards hostiles, murmures insultants. Mais, après tout, peu lui importait : il n'avait que faire du quartier juif.

En revanche, depuis que Mirdin l'évitait ou lui opposait un visage de marbre et un bref salut, il regrettait son large sourire, sa chaude camaraderie. Il le trouva un jour près de la madrassa, lisant à l'ombre d'un marronnier le dernier volume du Al-Hawi de Rhazes.

« C'est un bon auteur, il aborde là l'ensemble de la médecine, dit Mirdin mal à l'aise.