Выбрать главу

Ils prirent l'habitude de se retrouver deux fois par jour pour la prière, le matin, à la petite synagogue de la maison de la Paix, que Rob préférait, et le soir à la maison de Sion, près de chez Mirdin. La prière rythmée et psalmodiée lui avait toujours procuré un certain apaisement et, comme la Langue lui devenait de plus en plus familière, il ne se sentait plus Jesse le Juif ou Rob le chrétien, mais trouvait en Dieu bienveillance et réconfort au-delà de sa double identité.

Peu à peu, on s'habitua à voir le grand Juif anglais porter un cédrat parfumé ou une palme pour la fête automnale de Souccoth, jeûner avec les autres au Yom Kippour ou danser en procession pour célébrer le don divin de la Torah au peuple. Ainsi que Yaakob le cordonnier le dit à Mirdin, il était clair que Jesse ben Benjamin voulait expier son mariage avec une femme étrangère.

« Je ne te demande qu'une chose, dit Mirdin. N'accepte jamais d'être le " dixième homme ". »

Rob promit aussitôt de ne jamais faire partie de cette congrégation des dix Juifs du minyan, chargés de dévotions publiques. Il n'avait pas le droit de les tromper à ce point pour sauver les apparences.

Ils étudiaient chaque jour les commandements de la Torah : deux cent quarante-huit mitzvoth, ou commandements positifs – par exemple, qu'un Juif doit aider la veuve et l'orphelin –, et trois cent soixante-cinq négatifs, interdisant entre autres à un Juif d'accepter un pot-de-vin.

Rob trouvait cette étude d'autant plus agréable qu'elle ne serait pas suivie d'examen ; il s'aperçut aussi que l'assimilation du Fiqh en était facilitée. Il travaillait de plus en plus mais toujours avec plaisir. Cette vie à Ispahan était certainement moins facile pour Mary ; il était heureux de la retrouver chaque soir, mais toutes sortes d'intérêts le sollicitaient quand il la quittait le matin pour le maristan ou la madrassa.

On étudiait cette année-là Galien et ces phénomènes anatomiques qu'il était interdit d'observer directement, comme la différence entre artères et veines, le pouls, le travail du cœur, qui se serre comme un poing pour propulser le sang pendant la systole, puis se relâche pendant la diastole, où le sang revient l'emplir.

Rob quitta le service de Jalal pour celui d'al-Juzjani, et s'en plaignit à Karim.

« Il ne m'aime pas. Tout ce qu'il me donne à faire, c'est de nettoyer et d'aiguiser les instruments.

– Ne te décourage pas, il en est ainsi au début avec tous ses étudiants. »

Karim avait beau jeu de prêcher la patience. Il avait reçu avec son calaat une grande et belle demeure qui lui attirait toute la clientèle de la cour ; les nobles se vantaient de l'avoir pour médecin, il gagnait beaucoup d'argent, dépensait beaucoup et comblait de cadeaux ses amis. Il faisait les yeux doux à Mary tout en lui disant des horreurs en persan, qu'elle avait, disait-elle, la chance de ne pas comprendre. Mais elle l'aimait bien et le traitait comme un frère un peu filou.

Même à l'hôpital, les étudiants se pressaient autour de lui, suivant ses faits et gestes comme s'il était le sage des sages, et Mirdin disait avec ironie que le meilleur moyen pour un médecin de faire carrière était de gagner le chatir.

De temps en temps, al-Juzjani interrompait Rob dans son travail pour lui demander le nom d'un instrument ou son usage. Il y en avait une multitude : bistouris de formes diverses, scalpels, scies, curettes, sondes, mèches... La méthode du chirurgien se révéla très efficace car, au bout de deux semaines, quand Rob l'assistait en cours d'opération, il lui suffisait d'un murmure pour tendre immédiatement l'instrument qui convenait.

Deux autres étudiants travaillaient depuis des mois avec al-Juzjani, qui ne leur laissait que les cas simples, accompagnés de commentaires caustiques et de critiques sans indulgence. Rob passa dix semaines à observer et aider avant de pouvoir pratiquer la moindre incision, même sous surveillance. Il eut enfin à amputer d'un index un porteur qui avait eu la main écrasée sous le pied d'un chameau. Une intervention qu'il avait déjà faite quand il était barbier-chirurgien ; mais il avait toujours été gêné par le sang. Tandis que la technique du tourniquet, qu'il avait apprise d'al-Juzjani, lui permit de fermer le moignon avec à peine un suintement.

Le chirurgien l'observa attentivement, maussade comme à son habitude, et, quand Rob eut fini, s'en alla sans un mot d'approbation, mais sans grogner non plus ni indiquer une meilleure méthode. En nettoyant la table après l'opération, l'élève se sentit content : c'était une petite victoire.

53. QUATRE AMIS

 

SI le roi des rois avait pris des mesures pour réduire les pouvoirs de son vizir, depuis les révélations de Rob, rien n'en transparaissait. Les mullahs de Qandrasseh, plus omniprésents que jamais, redoublaient de rigueur et d'énergie pour imposer à Ispahan les préceptes coraniques de l'imam. Rob n'avait pas été convoqué depuis sept mois et il s'en réjouissait quand, un matin, des soldats vinrent le chercher.

« Le chah désire que vous partagiez aujourd'hui sa promenade à cheval. »

Il rassura Mary, qui s'inquiétait, et les suivit. Aux écuries, derrière le palais du Paradis, il trouva Mirdin tout pâle et ils se demandèrent si Karim n'était pas intervenu ; en effet, le nouveau favori, suivant le roi, rejoignit ses amis avec un large sourire. Mais, en se prosternant, Mirdin Askari murmura quelques mots dans la Langue et le chah se pencha brusquement.

« Qu'as-tu dit ? Tu dois parler persan !

– C'est une bénédiction, sire, que les Juifs prononcent devant le roi : " Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, roi de l'Univers, qui as revêtu de Ta gloire l'homme, Ta créature.  "

– Ainsi, les dhimmis rendent grâces à Dieu en voyant leur chah ? » s'écria Ala étonné et ravi ; d'excellente humeur, il sauta sur son cheval blanc, et ils le suivirent dans la campagne.

« Il paraît que tu as pris une épouse européenne, cria-t-il à Rob en se retournant sur sa selle.

– C'est vrai, Majesté.

– On dit qu'elle a les cheveux couleur de henné ?... Une chevelure de femme doit être noire ! »

Inutile de discuter, se dit Rob ; mieux vaut avoir une femme qu'Ala n'apprécie pas. Il trouva cette journée plus agréable que les précédentes car il n'était pas seul à subir l'attention royale. Le souverain découvrait avec plaisir chez Mirdin une connaissance approfondie de l'Histoire perse et ils parlèrent du sac de Persépolis par Alexandre. Dans la matinée, Ala et Karim s'exercèrent au cimeterre, pendant que Mirdin et Rob s'entretenaient des mérites respectifs de la soie, du lin, du crin de cheval pour les ligatures chirurgicales ; Ibn Sina préférait le cheveu humain.

Ils déjeunèrent sous la tente du chah, puis se succédèrent à l'échiquier, et la défense brillante de Mirdin ne rendit que plus douce au souverain sa victoire. Dans la grotte secrète, ils livrèrent tous quatre leurs corps à la chaleur du bassin et leurs esprits à la délicatesse d'un vin inépuisable.

« Vous ai-je dit, Majesté, que j'ai été mendiant ? demanda Karim avec un sourire.

– Un mendiant qui boit maintenant le vin du roi des rois ! Oui, j'ai choisi pour amis un mendiant et deux Juifs, s'écria le roi en éclatant de rire. J'ai de grands projets pour mon chef des chatirs et il y a longtemps que j'aime les dhimmis, ajouta-t-il avec une tape amicale pour Rob. Et voilà que j'en découvre un autre, remarquable. Reste à Ispahan après tes études, Mirdin Askari. Tu seras médecin de la cour.

– Sire, vous me faites honneur. Mais mon père est âgé et malade ; je serai le premier médecin de notre famille et je voudrais qu'avant de mourir il me voie installé parmi les miens.

– Que font-ils sur le golfe Persique ?

– J'ai toujours vu les nôtres sillonner les côtes pour acheter des perles aux plongeurs.

– Des perles ! Je les achète quand elles sont belles. Dis à tes parents de m'apporter la plus grosse et la plus parfaite ; je ferai leur fortune. »