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Ils rentrèrent en vacillant sur leurs selles. La bienveillance du souverain durerait-elle plus que son ivresse ? Quand on arriva aux écuries royales, où se pressaient courtisans et flatteurs, il cria devant la moitié de la cour :

« Nous sommes quatre amis ! Rien que quatre hommes de bien, unis par l'amitié. »

La nouvelle eut tôt fait de se répandre en ville, comme tous les commérages qui concernaient le chah.

« Avec certains amis, la prudence est nécessaire », dit à Rob Ibn Sina une semaine plus tard.

Ils assistaient ensemble à une fête donnée pour le roi par Fath Ali, un riche négociant en vins. Rob s'ennuyait à ces réceptions, qui se ressemblaient toutes ; il y perdait son temps, mais les bénéficiaires de calaat ne pouvaient s'en dispenser. Il était heureux, en revanche, de voir Ibn Sina, qui ne l'invitait plus guère depuis son mariage. Ils se promenèrent dans la propriété du marchand, profitant d'un court moment de liberté car Ala venait d'entrer dans le harem de Fath Ali.

« Il ne faut jamais oublier qu'un monarque n'est pas un homme comme toi et moi. Un geste indifférent de sa main et tu es mort, ou il accorde la vie en bougeant un doigt. Personne ne résiste au pouvoir absolu : il fait perdre la tête aux meilleurs souverains.

– Je ne cherche pas sa compagnie et n'ai aucune ambition politique.

– Les monarques orientaux aiment choisir leurs vizirs parmi les médecins, qu'ils croient des favoris d'Allah. J'ai connu l'ivresse du pouvoir car, étant plus jeune, j'ai été deux fois vizir à Hamadhan. C'était plus dangereux que la médecine. La première fois, j'ai échappé de peu à l'exécution ; jeté dans une forteresse, j'y ai langui pendant des mois. Après cela, vizir ou pas, il n'y avait plus de sécurité pour moi à Hamadhan. Avec al-Juzjani et ma maisonnée, je suis venu m'installer à Ispahan sous la protection d'Ala.

– Heureusement pour la Perse, il laisse les grands médecins à leur carrière.

– Il se fait une réputation de protecteur des arts et des sciences. Il a toujours été avide d'influence mais il lui faut maintenant dévorer ses ennemis s'il ne veut pas être mangé.

– Les Seldjoukides ?

– Je les craindrais si j'étais vizir à Ispahan. Mais c'est surtout Mahmud, le sultan de Ghazna, qu'il craint et envie. Il a déjà lancé quatre raids en Inde et capturé vingt-huit éléphants de guerre, mais Mahmud en a plus de cinquante et fait obstacle à son rêve de grandeur. »

Ibn Sina s'interrompit et posa sa main sur le bras de Rob.

« Sois très prudent. Selon des gens bien informés, les jours de Qandrasseh au pouvoir sont comptés, et un jeune médecin devrait le remplacer. »

Rob ne dit rien mais il se rappela les « grands projets » d'Ala à propos de Karim.

« Si c'est vrai, l'imam poursuivra sans pitié tout ami ou partisan de son rival. Il ne suffit pas de n'avoir aucune ambition politique ; un médecin qui fréquente les puissants doit apprendre, s'il veut survivre, à plier ou à transiger. »

Rob n'était pas certain d'avoir ces deux talents.

« Mais ne t'inquiète pas, dit Ibn Sina, Ala change souvent d'avis et l'on ne peut pas compter sur ce qu'il fera plus tard. »

Ils retournèrent au jardin et virent bientôt le chah sortir du harem de son hôte, l'air détendu et de bonne humeur. Curieux de savoir si le grand médecin avait déjà lui aussi donné une fête à son royal protecteur, Rob s'approcha de Khuff et lui posa négligemment la question. Le capitaine des Portes réfléchit.

« Il y a quelques années », dit-il enfin.

Reza la Pieuse n'avait pas dû attirer Ala ; il avait donc fait valoir ses droits sur Despina. Et, tandis que Khuff montait la garde, il avait gravi l'escalier dans la tour de pierre, jusqu'à son petit corps voluptueux...

Rob utilisait avec aisance les instruments chirurgicaux, comme des prolongements de ses mains. Al-Juzjani passait de plus en plus de son précieux temps à lui expliquer chaque technique. Les Persans connaissaient plusieurs procédés pour insensibiliser les patients ; le chanvre indien macéré dans l'eau d'orge donnait une infusion qui les laissait conscients mais supprimait la douleur. Rob passa deux semaines avec les maîtres du trésor des drogues, pour apprendre à préparer les somnifères ; ces substances, difficiles à doser et aux effets imprévisibles, permettaient parfois d'éviter en cours d'opération les mouvements convulsifs, les plaintes et les cris de douleur.

Certaines formules tenaient moins de la médecine que des recettes de bonnes femmes. Tel ce mélange de viande de mouton et de graines de jusquiame laissé dans un pot de terre couvert de fumier de cheval jusqu'à ce qu'il produise des vers ; placés dans un récipient de verre, ceux-ci se dessécheront : « Prenez-en deux parts pour une part d'opium et instillez le mélange dans le nez du patient. »

L'opium, base de toutes les formules contre la douleur, était extrait du jus du pavot, qui poussait dans la campagne d'Ispahan, mais la demande dépassait la production car on l'utilisait aussi à la mosquée pour les rites des musulmans ismaéliens ; on en importait donc de Turquie et de Ghazna. « Prendre de l'opium pur et de la muscade, réduire en poudre et cuire ensemble, puis laisser macérer dans du vin vieux pendant quarante jours. Exposer le flacon au soleil et il se formera bientôt une pâte. Si l'on en fait une pilule et qu'on l'administre à quelqu'un, il tombera aussitôt dans l'inconscience et perdra toute sensibilité. »

Une autre formule était beaucoup plus utilisée, parce qu'Ibn Sina la préférait : « Prendre à parties égales jusquiame, opium, euphorbe et graines de réglisse. Les moudre séparément puis mélanger le tout dans un mortier. Placer un peu de cette mixture sur n'importe quel aliment et quiconque en mangera s'endormira aussitôt. »

Rob avait l'impression qu'al-Juzjani lui en voulait de ses relations avec Ibn Sina, mais en fait il eut bientôt l'usage de tous les instruments de chirurgie et les autres étudiants, estimant qu'il prenait plus que sa part des travaux intéressants, manifestèrent ouvertement leur jalousie. Peu lui importait car il apprenait plus qu'il ne l'avait jamais espéré. Un après-midi, ayant opéré seul une cataracte – la consécration en chirurgie –, il voulut remercier son maître, qui l'interrompit brusquement.

« Tu as un don pour opérer. C'est rare, et ma conduite est égoïste : tu me rapportes beaucoup de travail. »

C'était vrai ; jour après jour il amputait, soignait toute sorte de blessures, sondait des abdomens pour relâcher la pression des fluides dans la cavité péritonéale, réduisait des hémorroïdes et des veines variqueuses...

« Tu coupes trop ! » lui dit Mirdin, toujours perspicace, pendant une partie de jeu du chah. Dans la pièce voisine, Fara écoutait Mary chanter une berceuse écossaise pour endormir ses enfants.

« La chirurgie m'attire », reconnut Rob.

Il pensait depuis peu s'y consacrer quand il aurait fini ses études. Contrairement à l'Angleterre, la Perse assurait à la profession prestige et prospérité. Mais il restait des objections.

« Nous sommes obligés de limiter nos intervenons à la surface du corps ; l'intérieur demeure un mystère.

– Et c'est bien ainsi, dit paisiblement Mirdin en prenant un guerrier à son adversaire avec un de ses propres fantassins. Chrétiens, Juifs et musulmans condamnent comme un péché la profanation du corps humain.

– Il ne s'agit pas de profanation, mais de chirurgie et de dissection. Les Anciens avaient la liberté d’ouvrir le corps pour l'étudier ; ils disséquaient les cadavres et observaient l'anatomie interne. Une brève lumière qui a éclairé toute la médecine, puis le monde est retombé dans la nuit... Pourtant, pendant ces siècles d'ignorance, il y a eu peut-être quelques lueurs secrètes. Des hommes ont osé défier les prêtres, faire clandestinement leur travail de médecins.