– Mon Dieu ! fit Mirdin inquiet, on les aurait condamnés comme sorciers.
– Ne crains rien, je ne le ferai pas. J'ai déjà assez de difficultés. »
Son adversaire avait été si troublé qu'il se laissa prendre à la file un éléphant et deux chevaux. Mais Rob n'en savait pas si long sur l'exploitation d'une victoire. Laissant Mirdin rallier ses forces, il fut battu en douze coups et connut une fois de plus la triste expérience du chahtreng, le « supplice du roi ».
54. LES ESPÉRANCES DE MARY
MARY n'avait pas d'autre amie que Fara mais elle lui suffisait. Elles se parlaient pendant des heures, en des échanges sans questions ni réponses. Tantôt Fara écoutait un déluge de gaélique auquel elle ne comprenait rien, tantôt elle s'adressait dans la Langue à Mary qui n'en savait pas un mot. Mais les mots, curieusement, n'avaient pas d'importance. Ce qui comptait, c'était le jeu des émotions qu'elles lisaient sur leurs traits, les expressions des mains, ce qui passait dans la voix, les secrets transmis par le regard. Elles partageaient ainsi leurs sentiments.
Mary exprimait des souvenirs et des impressions si intimes qu'elle ne les aurait pas confiés autrement à une relation aussi récente : son chagrin de la mort de son père, sa mère, Jura Cullen, que parfois dans ses rêves elle revoyait jeune et belle, la solitude de la petite maison, sa nostalgie des offices chrétiens ; et puis son amour ardent pour Rob, le désir qui la faisait trembler, les corps jouissant l'un de l'autre. Elle ne savait pas si Fara parlait de tout elle aussi, mais elle ressentait l'importance et sincérité de ses confidences, et les deux femmes si différentes tissaient d'amour et d'estime une profonde amitié.
Un matin, Mirdin épanoui salua Rob d'une tape sur l'épaule.
« Alors, bélier d'Europe, tu as obéi au premier commandement : elle attend un enfant !
– Mais non.
– Si. Tu verras, Fara ne se trompe jamais, »
Deux jours plus tard, Mary pâlit et vomit après le petit déjeuner ; Rob dut nettoyer le sol de terre battue et y répandre du sable frais. Les nausées durèrent toute la semaine et, les règles n'arrivant pas, il n'y eut plus de doute. Entre le souci de ces malaises perpétuels et la joie de la future naissance, il se demandait ce que serait son enfant. Il déshabillait sa femme avec plus d'ardeur que jamais, guettant sur son corps les moindres changements : l'aréole élargie et violacée des seins, leur plénitude, la courbe nouvelle du ventre et l'embonpoint des hanches et des fesses. Mary se réjouit d'abord de son attention, puis elle perdit patience.
« Et les orteils ? grogna-t-elle. Qu'est-ce que tu en penses ? »
Il les examina sérieusement et annonça qu'ils n'avaient pas changé.
Ce qui gâtait pour Rob l'attrait de la chirurgie, c'étaient les castrations, pratique courante pour obtenir deux sortes d'eunuques. Les beaux hommes, choisis pour garder l'entrée des harems où ils auraient peu de contacts avec les femmes, perdaient seulement leurs testicules. Pour le service intérieur, on préférait les très laids – nez difforme, lèvres épaisses ou malvenues, dents noires – qu'on rendait totalement impuissants par l'ablation de tout l'appareil génital ; ils usaient d'un tuyau pour uriner. On castrait souvent de jeunes garçons qu'on envoyait dans une école de Bagdad pour y apprendre la musique et le chant ou les pratiques administratives et commerciales ; ils devenaient des serviteurs recherchés et de haute valeur, comme Wasif, l'eunuque d'Ibn Sina.
La technique de la castration était bien au point : le chirurgien saisissait de la main gauche la partie à amputer et la tranchait de la main droite, d'un seul coup de rasoir, la rapidité étant essentielle. On appliquait immédiatement un cataplasme de cendres chaudes et l'homme était émasculé pour toujours. Al-Juzjani lui avait expliqué qu'en cas de castration à titre pénal, on pouvait ne pas appliquer les cendres et laisser le condamné saigner à mort.
Rentrant le soir près de Mary, il posait la main sur son ventre chaud, essayant de ne pas penser à tous ces opérés qui ne donneraient jamais la vie à un enfant. A la maison de la Sagesse, il avait lu des études sur le fœtus. Ibn Sina écrivait qu'une fois l'utérus fermé sur le sperme, la vie se développe en trois étapes : la petite masse coagulée produit d'abord un cœur minuscule, puis une autre devient le foie ; enfin dans la troisième étape se forment tous les organes essentiels.
« J'ai découvert une église, dit un jour Mary.
– Une église chrétienne ? »
Il en fut surpris car il n'en connaissait pas à Ispahan. Elle l'avait trouvée par hasard en allant avec Fara au marché arménien. L'église de l'Archange-Michel, dans une ruelle nauséabonde, était petite, triste et fréquentée par une poignée de travailleurs arméniens misérables.
« Ils disent la messe dans leur langue, nous ne pourrions même pas répondre.
– Mais ils célèbrent l'eucharistie, le Christ est présent sur leur autel.
– Ce serait risquer ma vie. Accompagne Fara à la synagogue et prie en silence. C'est ce que je fais moi aussi. »
Elle leva les yeux, et pour la première fois, il vit une révolte dans ses yeux.
« Je n'attends pas la permission des Juifs pour prier », dit-elle avec feu.
Par un matin ensoleillé, assis sur les marches de pierre de la madrassa, Rob parlait de Mary et de sa nostalgie de l'Eglise. Mirdin soupira.
« Priez ensemble quand vous êtes seuls, et ramène-la parmi les siens aussitôt que tu le pourras. »
Quel ami fidèle il avait été depuis qu'il savait que Jesse ne partageait pas sa foi !
« As-tu réfléchi que chaque religion prétend avoir seule le cœur et l'oreille de Dieu ? Nous, toi Mirdin et l'islam jurons chacun détenir la vérité. Peut-être avons-nous tous tort ?
– Ou tous raison. »
Rob eut un élan d'affection pour son ami. Il serait bientôt médecin et retournerait dans sa famille à Mascate, tandis que lui-même regagnerait l'Europe. Ils ne se reverraient jamais.
« Nous retrouverons-nous au paradis ?
– Oui, je le jure, dit Mirdin gravement. Si une rivière sépare la vie du paradis et que plusieurs ponts la traversent, crois-tu que Dieu se soucie du pont que choisit chaque voyageur ? »
Ils se séparèrent pour rejoindre leur travail. Rob s'assit avec deux autres étudiants dans la salle d'opération et al-Juzjani leur recommanda une discrétion absolue sur l'intervention qui allait suivre. II ne révélerait pas l'identité de la patiente, mais laissait entendre qu'elle était proche parente d'un personnage puissant, et qu'elle avait un cancer du sein. Devant la gravité du mal, on avait levé l'interdiction, faite à tout homme autre que le mari, de voir une femme du cou aux genoux ; ainsi pourraient-ils opérer.
La malade, endormie avec des opiacés et du vin, était forte, lourde, des mèches grises s'échappaient du foulard qui couvrait sa tête voilée et rien n'apparaissait de son corps, que ses gros seins flasques ; elle était manifestement âgée. Chaque étudiant dut palper la poitrine pour reconnaître la tumeur, d'ailleurs bien visible sur le sein gauche : une grosseur longue comme le pouce et trois fois plus épaisse.
Rob n'avait jamais vu une poitrine humaine ouverte. Al-Juzjani entama la chair molle et coupa au-dessous de la tumeur, pour l'extraire en entier ; il travaillait vite, soucieux de terminer avant le réveil de sa patiente. On voyait à l'intérieur du sein muscle, tissu cellulaire, graisse jaune ; les canaux lactifères convergeaient autour du mamelon comme les ramifications d'un fleuve à son embouchure. Peut-être le chirurgien en avait-il touché un car un peu de liquide rougi jaillit du bout du sein, telle une goutte de lait rosé. Il recousit très vite, avec une sorte de nervosité.
Elle est parente du chah, se dit Rob. Une tante peut-être, celle-là même dont il avait parlé dans la grotte, et à qui il devait son initiation sexuelle. La poitrine refermée, on emporta la femme gémissante, sur le point de se réveiller.