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Rob parlait calmement, sans hésiter ni faire valoir son expérience de la peste comme tant d'autres l'auraient fait. Ibn Sina connaissait sa valeur ; al-Juzjani, lui aussi, savait quel effort avait fourni cet homme depuis trois ans.

« Comment traites-tu une fracture de la clavicule ? demanda-t-il.

– Il convient de distinguer fracture simple et fracture ouverte. Hakim Jalal ul-Din a imaginé plusieurs techniques selon les cas, à partir d'éclisses et d'attelles spécialement étudiées. »

Puis, après un court exposé, il saisit un papier, avec la plume et l'encre qu'Ibn Sabur avait devant lui.

« Je peux dessiner le tronc pour montrer plus clairement le dispositif. »

Ibn Sina était consterné. Bien qu'Européen, le dhimmi ne devait pas ignorer qu'en dessinant tout ou partie du corps humain, on se condamnait à l'enfer, et qu'un seul regard sur une telle image était un péché pour un vrai musulman. Etant donné la présence du mullah et de l'iman Yussef Gamali, l'artiste qui se moquait de Dieu en prétendant recréer l'homme serait jugé par une cour islamique et ne deviendrait jamais hakim. Le jury reflétait diverses émotions : une profonde déception sur le visage d'al-Juzjani, un léger sourire chez Ibn Sabur ; l'imam était troublé et le mullah furieux.

La plume volait entre l'encrier et le papier. Un dernier trait et c'était trop tard : le dessin était fini ! Rob le tendit à l'homme de Bagdad, qui n'en crut pas ses yeux, puis il le passa à al-Juzjani, et le chirurgien ne put réprimer un sourire. Enfin, quand Ibn Sina reçut le papier, il y vit un tronc en effet, mais le tronc tordu d'un abricotier avec l'amorce d'une branche et des feuilles. La blessure de l'arbre était visible, et un système d'attelles maintenait contre l'écorce le rameau brisé.

Ibn Sina regarda Jesse en dissimulant son soulagement et son affection. Il était ravi de voir la mine du visiteur de Bagdad. Alors il posa à son élève le problème philosophique le plus ardu qu'il pût formuler, certain que le maristan d'Ispahan n'avait pas dit son dernier mot.

Rob avait eu un choc en reconnaissant Musa ibn Abbas, l'adjoint du vizir, dont il avait surpris la rencontre avec l'ambassadeur seldjoukide. Mais lui-même n'ayant pas été repéré, la présence du mullah dans le jury n'offrait aucun danger. Après l'examen, il alla travailler au maristan, visitant les patients du service de chirurgie, changeant les pansements, retirant les points de suture. Le temps passait, sans apporter de nouvelles. Soudain, Jalal ul-Din entra dans la salle – ce qui signifiait à coup sûr que le jury s'était dispersé. Rob fut tenté de l'interroger sur le verdict, mais il ne dit rien et le maître ne sembla pas remarquer son anxiété.

Ensemble, ils avaient soigné la veille un berger piétiné par un taureau ; la fracture réduite, l'épaule recousue, les attelles avaient été posées. Jalal se plaignit que les pansements volumineux faisaient avec elles une juxtaposition malcommode.

« Ne peut-on ôter les pansements ?

– C'est trop tôt », dit Rob embarrassé, car le chirurgien devait le savoir mieux que lui.

Jalal haussa les épaules et regarda son élève en lui souriant avec chaleur.

« Tu dois avoir raison, hakim. »

Hakim ! Rob fut si bouleversé qu'il en resta un moment sans pouvoir bouger. Puis il fut repris par la routine. Mais, dès qu'il eut quitté son dernier malade, il s'abandonna à la joie la plus profonde qu'il eût éprouvée de sa vie. Il se précipita dehors comme un homme ivre pour aller tout raconter à Mary.

56. UN ORDRE

 

ROB était devenu hakim six jours avant son vingt-quatrième anniversaire et son bonheur dura des semaines. Pas de maidans pour célébrer la promotion des nouveaux médecins ; l'événement valait mieux qu'une soirée d'ivresse. Les deux familles dînèrent ensemble chez les Askari. Puis Rob et Mirdin allèrent commander robes noires et capuchons.

« Vas-tu repartir pour Mascate ?

– Je reste ici plusieurs mois encore pour étudier au trésor des drogues. Et toi ? Quand retournes-tu en Europe ?

– Mary ne doit pas voyager pendant sa grossesse. Nous préférons attendre que l'enfant soit né et assez fort pour supporter une si longue route... Ils vont être heureux à Mascate de fêter le retour de leur médecin. Leur as-tu écrit que le chah voulait leur acheter une perle ?

– Ma famille n'achète aux pêcheurs que de toutes petites perles, de celles qu'on coud sur les vêtements. Nous n'avons pas les moyens d'en acquérir de grosses. Et puis les rois paient mal ; j'espère qu'Ala a oublié la " fortune " promise à mes parents ! »

« On s'est inquiété de ton absence, hier soir à la cour, dit le chah.

– J'étais près d'une malade », répondit Karim. En fait, il était chez Despina, ayant réussi pour la première fois depuis cinq nuits à échapper à l'adulation et aux caprices des courtisans. Chaque instant avec elle lui était précieux.

« Il y a des malades à ma cour qui ont besoin de ton savoir.

– Oui, Majesté. »

Malgré la faveur que lui témoignait manifestement le roi, Karim était las des nobles avec leurs maladies imaginaires ; il regrettait l'activité et le vrai travail du maristan, où il se sentait utile au lieu de servir d'ornement. Mais, chaque fois qu'au palais du Paradis les sentinelles le saluaient, il songeait à l'ébahissement de Zaki-Omar s'il avait son protégé se promener à cheval avec le roi de Perse.

« J'ai des projets, dit Ala, de grands événements préparent. Fais dire à tes amis juifs de nous rejoindre. J'ai à vous parler. »

Deux matins plus tard, Rob et Mirdin furent priés d'accompagner le chah à cheval. C'était maintenant une excursion familière mais ils s'exercèrent ce jour-là au tir parthe et seuls Karim et le roi y réussirent. Enfin, quand ils furent tous quatre ans l'eau chaude de la grotte, Ala annonça calmement qu'il lancerait dans cinq jours un grand raid hors d'Ispahan.

« Mais pour où, Majesté ? demanda Rob.

– Dans les réserves d'éléphants du sud-ouest de l’Inde.

– Sire, pourrai-je vous accompagner ? demanda Karim les yeux brillants.

– Je compte bien que vous viendrez tous les trois. »

Il les flatta en leur confiant ses plans les plus secrets. A l'ouest, les Seldjoukides préparaient la guerre, le sultan de Ghazna était plus menaçant que jamais. Il était temps pour Ala de rassembler ses forces. Ses espions assuraient qu'une petite garnison indienne surveillait à Mansoura un important parc d'éléphants ; le raid, en même temps qu'un excellent entraînement, pourrait lui procurer ces animaux sans prix qui, couverts de cottes de mailles, étaient assez redoutables pour changer le cours d'une bataille.

« J'ai un autre objectif, dit-il en montrant un poignard dont la lame était bleue et ornée de petites volutes. Ce métal, qu'on ne trouve qu'en Inde, a un meilleur tranchant, plus durable, que le nôtre ; avec assez d'épées de ce métal bleu, une armée serait sûre de la victoire. »

On admira le poignard, sa trempe et sa finesse.

« Viendras-tu avec nous ? » demanda le roi en se tournant vers Jesse.

C'était un ordre et non une question ; l'heure était venue pour Rob de payer sa dette.

« Oui, je viendrai, sire », dit-il, feignant la joie. Mais il se sentait étourdi et fébrile.

« Et toi, dhimmi ?

– Votre Majesté m'a accordé la permission de rentrer dans ma famille à Mascate, dit Mirdin troublé.

– La permission ! Tu l'as eue, bien sûr, mais maintenant tu as à décider si tu nous accompagnes ou non », dit Ala sèchement.