Karim se hâta de verser du vin dans tous les gobelets et insista :
« Viens avec nous en Inde.
– Je ne suis pas un soldat, dit lentement Mirdin en regardant Rob, qui entreprit lui-même de le convaincre.
– Viens, nous étudierons les commandements le long du chemin.
– Nous aurons besoin de chirurgiens, reprit Karim. Et puis, Jesse serait-il le seul Juif prêt à se battre que j'aie rencontré dans ma vie ? »
Le regard de Mirdin se durcit et Rob s'en aperçut.
« Ce n'est pas vrai, Karim, le vin te rend stupide.
– Je viendrai », dit enfin Mirdin. Ils l'acclamèrent.
L'après-midi, Rob alla trouver Nitka, la sage-femme, personne sévère au nez pointu, au teint jaunâtre avec deux yeux de raisins secs. Elle l'écouta sans surprise car c'était bien ainsi qu'elle voyait le monde : le mari voyage et la femme reste seule, à souffrir. Elle connaissait l'étrangère aux cheveux rouges, s'en occuperait et s'installerait même chez elle, s'il le fallait, pendant les dernières semaines.
« Merci, dit Rob en lui tendant cinq pièces, dont quatre d'or. Est-ce assez ? »
C'était assez ; et, au lieu de rentrer, il alla, sans être invité, jusqu'à la maison d'Ibn Sina. Le médecin-chef l'écouta gravement.
« Et si tu mourais là-bas ? Mon frère Ali a été tué dans un de ces raids. Tu n'y as pas pensé parce que tu es jeune, fort et qu'il n'y a pour toi que la vie. Mais si la mort te prenait ?
– Je ne laisse pas ma femme sans argent. J'en ai un peu et elle a surtout celui de son père. Si je meurs, pourriez-vous l'aider à rentrer dans son pays avec l'enfant ?
– Prends bien garde de m'éviter ce travail inutile... As-tu réfléchi à mon énigme ?
– Non, maître, dit Rob, surpris qu'un grand esprit se plaise à ces jeux puérils.
– Peu importe. Si Allah le veut, tu auras le temps de la résoudre. Et maintenant, dit-il soudain avec brusquerie, viens, hakim. Nous ferions bien de parler un moment du traitement des blessures. »
Quand ils furent couchés, Rob expliqua à Mary qu'il n'avait pas le choix, qu'il lui fallait payer sa dette à Ala et que, de toute manière, c'était un ordre.
« Ni Mirdin ni moi n'aurions risqué cette folle aventure si nous avions pu l'éviter. »
Sans entrer dans le détail des contretemps possibles, il lui dit qu'il s'était assuré les services de Nitka pour la naissance et qu'Ibn Sina l'aiderait en cas d'autre problème.
Elle avait dû être terrifiée mais c'était fini ; il crut entendre de la colère dans sa voix quand elle posa des questions, mais c'était peut-être un effet de sa propre culpabilité. Car, au fond de lui-même, il ressentait une excitation à l'idée d'aller guerroyer : vivre un rêve de son enfance.
Dans la nuit, il posa doucement sa main sur le ventre chaud, qui commençait à s'arrondir.
« Tu ne le verras pas, comme tu le souhaitais, quand il sera gros comme un melon d'eau, dit Mary dans le noir.
– Je serai sûrement rentré à ce moment-là. »
Elle se retira en elle-même quand vint le jour du départ et redevint la femme dure et tendue qu'il avait trouvée au bord de l'oued à Ahmad. Occupée hors de la maison à panser son cheval noir, elle l'embrassa et le regarda partir, les yeux secs.
57. LE CHAMELIER
C'ÉTAIT peu pour une armée, mais beaucoup pour une simple expédition : six cents hommes montant chevaux ou chameaux et vingt-quatre éléphants. Khuff réquisitionna le cheval brun dès que Rob arriva au lieu de rassemblement.
« Tu le retrouveras à ton retour. Nous n'utilisons que des bêtes accoutumées à l'odeur des éléphants. »
Le cheval brun rejoignit le troupeau qui serait ramené aux écuries royales et Rob consterné se vit attribuer une vilaine chamelle grise qui le regarda froidement. Mirdin s'en amusa beaucoup ; il avait reçu un chameau brun et, habitué à en conduire toute sa vie, il apprit à son ami comment tenir les rênes et crier un ordre pour que l'animal s'agenouille, puis fléchisse les pattes de derrière ; le cavalier s'asseyait en amazone et, sur un nouvel ordre, le chameau se relevait en inversant les mouvements.
Il y avait deux cent cinquante fantassins, deux cents soldats à cheval et cent cinquante à dos de chameau. Le chah arriva, superbe. Son éléphant, plus grand que tous les autres, portait des anneaux d'or à ses terribles défenses ; le mahout, fièrement assis sur sa tête, le guidait par des pressions du pied derrière les oreilles. Droit sur son siège garni de coussins, le roi était magnifiquement vêtu de soie bleu foncé, avec un turban rouge. Le peuple l'acclama, saluant peut-être aussi le héros du chatir puisque Karim, sur un étalon arabe aux yeux sauvages, suivait l'éléphant royal.
Sur un ordre tonitruant de Khuff, son cheval se mit à trotter derrière, suivi des éléphants à la file, des chevaux, puis des chameaux et enfin de centaines d'ânes de bât, dont on avait fendu les narines pour qu'ils respirent mieux pendant le travail. Les fantassins venaient les derniers. Rob, une fois de plus dans l'arrière-garde avec Mirdin, se défendait comme il pouvait de la poussière ; ils avaient abandonné le turban pour le chapeau de cuir qui les protégeait davantage. Il n'était pas tranquille sur cette chamelle qui grognait sous son poids ; haut perché, secoué, balancé, il la trouvait trop sèche pour assurer une assise confortable.
« Tu apprendras à l'aimer ! » lui cria Mirdin en riant tandis qu'ils franchissaient le pont sur le Fleuve de la Vie.
Mais il ne l'aima jamais. Elle lui crachait à l'occasion de petites boules visqueuses, essayait de le mordre s'il ne lui attachait pas les mâchoires et lui donnait des coups de pied comme une mule vicieuse. Il fallait toujours s'en méfier.
Voyager avec des soldats le faisait rêver aux cohortes romaines et il s'imaginait marchant au pas de sa légion. Mais le soir l'illusion se dissipait. Ala avait sa tente aux tapis soyeux, ses musiciens et ses cuisiniers. Les autres s'enroulaient où ils pouvaient dans leur couverture ; la puanteur des excréments envahissait tout et, s'ils rencontraient un ruisseau, c'était pour le souiller aussitôt.
Couchés la nuit sur le sol dur, Rob et Mirdin continuaient l'étude des lois selon le Dieu des Juifs, oubliant l'inconfort et le souci ; l'élève faisait des progrès et la voix calme de son professeur semblait promettre le retour de jours meilleurs.
Au bout d'une semaine, l'armée avait épuisé ses réserves et une centaine de fantassins chargés du fourrage partirent en avant-garde ; ils revenaient chaque jour, poussant devant eux des chèvres, des moutons, rapportant des volailles caquetantes et des vivres. Le meilleur allait au chah, on distribuait le reste qui cuisait le soir sur une centaine de feux. Les hommes étaient bien nourris.
Il y avait chaque jour une consultation, non loin de la tente royale, pour décourager les faux malades, mais néanmoins la file était longue. Karim vint un soir.
« Tu veux travailler ? lui demanda Rob. Nous avons besoin d'aide.
– C'est interdit, je dois rester près du chah. »
Il eut un sourire embarrassé.
« Voulez-vous de quoi manger ?
– Nous avons ce qu'il faut, répondit Mirdin.
– Je peux vous apporter ce que vous voudrez. Il faudra plusieurs mois pour arriver au parc des éléphants à Mansoura. Autant vivre le mieux possible d'ici là. »
Rob se souvint de ce qu'il lui avait raconté de son enfance : l'armée dévastant la province de Hamadhan et la fin cruelle des siens ; il se demanda combien de nouveau-nés seraient fracassés contre les rochers à cause de la famine, sur le passage des soldats. Puis il eut honte de son mouvement d'humeur : Karim n'était pour rien dans cette expédition.
« J'ai quelque chose à demander : il faudrait user des latrines autour de chaque camp. »
La suggestion de Rob fut immédiatement appliquée et annoncée comme une décision des médecins, ce qui ne les rendit pas populaires car les hommes déjà fatigués devaient encore creuser chaque soir, et chercher une tranchée dans le noir quand ils avaient besoin de se lever la nuit. La plupart des soldats, d'ailleurs, les regardaient avec mépris. On savait que Mirdin ne portait pas d'arme ; les chapeaux de cuir les faisaient remarquer, ainsi que leur habitude de se lever tôt pour aller prier hors du camp avec leurs châles et leurs lanières de cuir autour des bras et des mains.