« Pourquoi pries-tu avec moi, ici où il n'y a pas d'autre Juif pour t'espionner ? Es-tu devenu un peu juif ? » disait Mirdin en souriant.
Quand ils arrivèrent à Chiraz, le kelonter sortit de la ville avec un convoi de vivres pour éviter le pillage de la région. Puis, ayant présenté ses respects au chah, il embrassa Rob, Mirdin et Karim, s'asseyant pour boire en leur compagnie et parler de leurs souvenirs communs. Ils le raccompagnèrent aux portes de la cité et au retour, le vin aidant, se lancèrent dans une course de chameaux. Ce fut une révélation : chaque pas de la chamelle devenait un élan qui la portait au-dessus du sol avec son cavalier et Rob éprouvait toute sorte de sensations délicieuses : il flottait, il s'envolait, il allait comme le vent. La prenant en affection pour la première fois, il criait : « Va, ma belle ! Allez, ma fille ! »
Le chameau brun de Mirdin gagna la course, mais Rob tint à donner à sa chamelle un supplément de fourrage. Alors elle le mordit et il garda longtemps au front la trace violette de ses dents. C'est pourquoi désormais il l'appela toujours la Garce.
58. L'INDE
APRÈS Chiraz ils suivirent la route des épices puis rejoignirent la côte près d'Ormuz pour éviter les montagnes. C'était l'hiver mais l'air du golfe restait doux et parfumé. En fin de journée, après avoir installé le camp, les soldats et leurs bêtes allaient parfois se baigner tandis que sur le sable brûlant des plages, les sentinelles guettaient les requins. Les gens du pays étaient noirs, Balouchis ou Persans ; les uns pêcheurs, les autres fermiers qui récoltaient dattes et grenades, ils vivaient sous la tente ou dans des maisons à toit plat, bâties de pierre et de boue. Au bord d'un oued, quelques familles habitaient des grottes.
Cette terre misérable semblait réjouir Mirdin, qui regardait autour de lui d'un air attendri. A Tiz, un village de pêcheurs, il prit Rob par la main et le mena au bord de l'eau.
« Là, de l'autre côté, dit-il en montrant le golfe d'azur, c'est Mascate. En quelques heures, un bateau nous mènerait chez mon père. »
Mais, le lendemain matin, ils levèrent le camp et chaque pas les éloigna de la famille Askari. Un mois après avoir quitté Ispahan, ils franchissaient la frontière. Ala tripla la garde autour du camp la nuit et le mot de passe changea chaque matin ; qui voudrait entrer sans le connaître risquerait la mort.
Dans le Sind, les soldats reprirent leurs habitudes de maraude et, un jour, ramenèrent des femmes comme ils le faisaient des animaux. Ala autorisa, pour une nuit seulement, la présence des femmes dans le camp. Il était déjà difficile à une troupe de six cents hommes d'approcher Mansoura sans donner l'alerte ; il fallait éviter que le bruit des enlèvements ne se répande dans le pays. On allait vivre une nuit de folie. Rob et Mirdin virent avec surprise Karim choisir soigneusement quatre filles. Pourquoi quatre ? Ce n'était pas pour lui : il les conduisit à la tente royale.
« Dire que c'est pour cela, soupira Mirdin, que nous l'avons tant aidé à préparer son examen ! »
Les autres femmes passèrent de main en main ; les hommes, en groupes, regardaient faire les camarades et applaudissaient. La nuit n'était que cris et braillements d'ivrognes. Mirdin et son ami, assis à l'écart avec une outre de vin, avaient renoncé pour cette fois à l'étude des lois divines, et Rob, qui était sobre depuis des années, cédant à la solitude, à sa chasteté forcée et à la débauche qui s'étalait autour de lui, se mit à boire. Il devint rapidement intenable. Mirdin, choqué, dut le calmer pour éviter une bagarre avec un soldat ivre, et le mener coucher comme un enfant.
Quand il s'éveilla, les femmes étaient parties et il paya sa sottise d'un violent mal de tête. Par-dessus le marché, Mirdin l'accabla de questions. Il finit par conclure que certains hommes devaient tenir le vin pour un poison et un philtre maléfique. A défaut d'armes, il avait apporté son échiquier ; ils jouaient chaque soir jusqu'à la tombée du jour. Les parties devenaient plus serrées ; quand la chance était avec lui, Rob gagnait. Un jour, il confia son souci à propos de Mary.
« Elle va sûrement très bien, dit Mirdin dit réconfortant, car, à en croire Fara, ce n'est pas d'hier que les femmes savent faire les enfants. »
Rob se demanda tout haut si ce serait un garçon ou une fille et son ami lui rappela ce qu'avait écrit al-Habib à ce sujet : conçu entre le premier et le cinquième jour après la fin des règles, l'enfant sera un garçon ; du cinquième au huitième, une fille. Il disait aussi qu'après le quinzième jour, il risquait d'être hermaphrodite, mais mieux valait passer cela sous silence. Selon al-Habib encore, les hommes aux yeux bruns faisaient des garçons tandis que les yeux bleus annonçaient des filles. Là, Rob faillit se fâcher.
« Je viens d'un pays où la plupart des hommes ont les yeux bleus et ils ont toujours eu beaucoup de garçons !
– Sans doute al-Habib ne considérait-il que le type oriental courant. »
Ils révisaient parfois les leçons d'Ibn Sina sur les blessures de guerre et s'assuraient que leurs instruments étaient en bon état. Bien leur en prit car, un soir, ils furent invités à partager le dîner du roi et à répondre à ses questions. Karim semblait avoir été chargé de mettre à l'épreuve leur compétence.
« Comment traitez-vous les blessures profondes ? »
Rob se référa à Ibn Sina : l'huile bouillie devait être versée dans la blessure, le plus chaud possible, pour éviter la suppuration et les humeurs malignes. Karim l'approuva, et le chah, qui avait pâli, leur donna l'ordre formel, au cas où il serait mortellement blessé, de lui administrer des soporifiques contre la douleur, aussitôt après les dernières prières du mullah.
Après le repas, tandis que trois musiciens jouaient du tympanon, Mirdin affronta le roi au jeu de l'échiquier, et fut aisément battu. Ce fut une agréable diversion dans la routine quotidienne, mais Rob n'était pas fâché de quitter Ala ; il n'enviait pas Karim, qui maintenant voyageait souvent près du souverain sur le dos de Zi,
Certains éléphants portaient des armures de mailles comme des guerriers ; cinq autres emmenaient vingt mahouts qui seraient chargés des bêtes qu'on espérait capturer à Mansoura : des Indiens pris lors d'expéditions et dont le chah s'était assuré les loyaux services par ses largesses et ses bons traitements. Les éléphants se nourrissaient eux-mêmes : herbe, feuillages, écorce, abattant parfois l'arbre sans effort.
Un soir ils mirent en fuite une bande bruyante de petits animaux à longue queue, que Rob reconnut pour des singes, d'après ce qu'il en avait appris dans ses lectures. On en vit ensuite chaque jour, ainsi que quantité d'oiseaux au superbe plumage, et des serpents, par terre ou dans les arbres. Il en était de très dangereux, expliqua Harsha, le mahout du chah.
« En cas de morsure, il faut inciser la partie atteinte, sucer tout le poison et le recracher. Puis on tue un petit animal dont on applique le foie sur la blessure pour la drainer. Mais attention, si celui qui aspire le venin a une plaie ou une coupure dans la bouche, il en sera infecté et mourra en quelques heures. »
Ils passèrent devant de grands bouddhas, que certains regardèrent avec méfiance, mais personne ne manifesta ni ironie ni hostilité car, dans le sourire de ces figures sans âge, une menace subtile rappelait aux fidèles d'Allah, seul vrai Dieu, qu'ils étaient loin de chez eux.