Deux jours plus tard, ils atteignirent enfin les rives de l'Indus. Il y avait un gué commode plus au nord, mais, dirent les mahouts, probablement gardé par des soldats. On en trouva un autre, un peu plus profond, vers le sud. Khuff fit construire des radeaux et ceux qui savaient nager passèrent sur l'autre rive avec les animaux. Beaucoup d'éléphants avaient pied et s'immergeaient entièrement, respirant par leur trompe, puis ils nageaient quand fleuve devenait plus profond.
Karim fit venir Mirdin et Rob, qui montèrent près d'Ala sur le dos de Zi. Le roi voulait confirmation du rapport des espions sur la faiblesse de la garnison à Mansoura.
« Il faut envoyer des éclaireurs, et c'est vous qui irez, car il me semble que deux marchands dhimmis peuvent approcher du village sans éveiller les soupçons. Observez bien les abords : ces gens creusent parfois, au-delà de leur enceinte, des fossés profonds plantés de pointes de fer où les éléphants tombent et s'empalent. Nous ne pouvons risquer nos bêtes sans savoir ce qu'il en est. »
On installa le camp, où l'expédition attendrait le tour des éclaireurs. Rob et Mirdin échangèrent leurs chameaux, trop militaires, pour deux ânes et mirent en route par une matinée fraîche et soleillée. Ils rencontrèrent deux fois des Indiens, un fermier plongé jusqu'aux chevilles dans un fossé d'irrigation, et deux paysans portant entre eux une perche où pendait un panier plein de prunes jaunes ; ceux-ci les saluèrent en une langue compréhensible, et ils répondirent par un sourire. Rob leur souhaita en silence de ne pas aller jusqu'au camp : quiconque tomberait sur les Perses se retrouverait à coup sûr esclave ou cadavre.
C'est alors qu'une demi-douzaine d'hommes à dos d'âne vinrent à leur rencontre et Mirdin eut un sourire car ils portaient comme eux le chapeau de cuir et le caftan noir, couverts de poussière, sans doute après un long voyage.
« Shalom ! dit Rob quand ils furent assez près.
– Shalom aleikhem ! » répondit leur chef.
Hillel Nafthali, marchand d'épices d'Ahwaz, était direct et souriant, avec une tache de naissance sous l'œil gauche. Il semblait prêt à passer la journée entière en présentations et généalogies ; les autres étaient son frère Ari, son fils et les maris de ses filles. Il ne connaissait pas le père de Mirdin, mais avait entendu parler des Askari de Mascate, et ils finirent par se découvrir une relation commune avec un cousin éloigné de Nafthali.
« Vous venez du nord ?
– Nous étions à Multan. Une petite mission, ajouta le chef de famille d'un air satisfait qui en disait long sur l'importance de la transaction. Et vous, où allez-vous ?
– A Mansoura, pour affaires, un peu de ci, un peu de ça », dit Rob. Les autres hochèrent la tête avec respect. « Vous connaissez bien Mansoura ?
– Très bien. Nous avons passé la nuit chez Ezra ben Husik, qui vend du poivre noir ; un homme remarquable et accueillant.
– Vous avez vu la garnison là-bas ?
– La garnison ? s'étonna Nafthali.
– Combien y a-t-il de soldats pour défendre Mansoura ? » demanda Mirdin avec calme.
Nafthali comprit et recula avec inquiétude.
« Nous ne nous intéressons pas à ce genre de chose », murmura-t-il.
Les voyants prêts à partir, Rob se décida.
« Vous risquez votre vie si vous continuez sur cette route. Et vous ne pouvez pas retourner à Mansoura.
– Que faire, alors ?
– Cachez-vous dans les bois avec vos bêtes, et restez-y aussi longtemps qu'il faudra. Jusqu'à ce que vous entendiez passer une troupe importante. Ensuite seulement, reprenez la route et gagnez Ahwaz le plus vite que vous pourrez.
– Merci.
– Pouvons-nous approcher de Mansoura sans danger ? demanda Mirdin.
– Oui, les gens ont l'habitude des marchands juifs. »
Rob n'était pas satisfait. Se rappelant le langage par signes que Loeb lui avait appris sur le chemin d'Ispahan, il leva la main et la retourna, pour demander : « Combien ? » Nafthali le regarda puis mit sa main droite sur son épaule gauche, ce qui ait le signe des centaines, étendit les cinq doigts, cachant le pouce de sa main gauche, il écarta les très doigts et les mit sur son épaule droite. « Neuf cents soldats ? dit Rob, qui voulait être sur d'avoir bien compris.
– Shalom, fit l'autre en hochant la tête avec une tranquille ironie.
– Que la paix soit avec vous », répondit Rob.
En sortant de la forêt, ils virent Mansoura, dans une petite vallée au pied d'une pente rocheuse. Ils percevaient d'en haut la garnison, les casernes et les champs de manœuvre, les enclos des chevaux et le parc d'éléphants. Ils observèrent longuement disposition des lieux pour tout graver dans leur mémoire. Le village et la garnison étaient groupés l'intérieur d'une enceinte de pieux taillés en pointe, plantés les uns contre les autres.
Arrivé près du rempart de bois, Rob fit partir un des ânes d'un coup de baguette et, suivi de rires et de cris d'enfants, il le pourchassa autour de l'enceinte, tandis que Mirdin en faisait autant dans l'autre sens, comme pour lui couper la retraite. Il n'y avait pas trace de pièges à éléphants. Sans perdre de temps, ils repartirent et ne furent pas longs à rejoindre le camp. Ayant donné le mot de passe au triple rang de sentinelles, ils suivirent Khuff, qui les conduisit devant le chah.
Ala fronça les sourcils en apprenant qu'il y avait neuf cents soldats. Ses espions en avaient annoncé beaucoup moins.
« Mais nous pouvons les prendre par surprise », dit-il sans renoncer à son projet.
Rob et Mirdin dessinèrent sur le sol le détail des fortifications et du parc d'éléphants ; le chah écoutait attentivement leurs commentaires en mettant au point ses plans.
Toute la matinée, les hommes avaient préparé leur équipement, graissé les harnais, aiguisé les armes. On donna du vin aux éléphants.
« Pas trop, dit Harsha, juste assez pour les préparer au combat. »
Les bêtes avaient l'air de comprendre et s'agitaient tandis que leurs mahouts ajustaient les cottes de mailles et fixaient aux défenses les longues et lourdes épées qui ajoutaient à leur puissance naturelle la menace d'un danger mortel. Ce fut une explosion d'activité quand Ala donna à ses forces rassemblées l'ordre du départ.
Ils suivirent lentement la route des épices car le chah tenait à surprendre Mansoura à la chute du jour. On se taisait. Quelques malheureux rencontrés sur la route furent aussitôt saisis, ligotés et remis à la garde des fantassins. Rob pensait aux Juifs d'Ahwaz cachés non loin de là, qui écoutaient sans doute le bruit des sabots, le pas des soldats et le doux tintement des cottes de mailles au rythme des éléphants.
Au crépuscule ils sortirent de la forêt et le roi déploya ses forces sur la colline à la faveur de l'obscurité. Derrière chaque éléphant, monté de quatre archers dos à dos, venaient, brandissant l'épée, les hommes sur les chameaux et les chevaux, puis les fantassins armés de lances et de cimeterres. Deux éléphants sans armure, portant seulement leurs mahouts, avancèrent au signal, descendant la colline dans la lumière grise et paisible du soir. Sur les feux allumés à travers le village, les femmes préparaient le repas.
Les deux éléphants atteignirent l'enceinte, tête baissée. Alors le chah leva le bras et les bêtes avancèrent. On entendit un craquement, le fracas du mur renversé. Le bras du roi retomba. Les Persans s'ébranlèrent : éléphants, chameaux et chevaux descendaient au galop tandis que du village s'élevaient les premiers cris.
Rob avait tiré son épée et en tapotait les flancs de sa chamelle mais elle volait déjà. Au bruit des sabots, à la musique des mailles, succédèrent six cents voix poussant leur cri de guerre pendant que les chameaux blatéraient et que barrissaient les éléphants. Rob sentit se dresser ses cheveux sur sa tête, et il hurla comme une bête quand les troupes d'Ala entrèrent dans Mansoura.