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59. LE FORGERON INDIEN

 

ROB était traversé d'impressions fugitives, comme des croquis rapides entrevus d'un coup d'œil. La chamelle franchit à vive allure les débris de l'enceinte et, en traversant le village, la peur qu'il lut dans tous les yeux lui donna l'étrange sentiment de sa propre invulnérabilité, une certitude physique faite de puissance et de honte.

La bataille faisait rage dans la garnison. Les Indiens combattaient à pied mais, connaissant les éléphants, ils savaient où les attaquer et visaient les yeux avec leurs longues lances. L'un de ceux qui avaient renversé l'enceinte, ayant perdu son mahout, en fuite ou tué, restait immobile, aveugle et tremblant, en poussant des cris pitoyables.

Devant une face brune et une épée brandie, Rob sans réfléchir saisit son arme, transperça la gorge de l'homme et se retourna pour affronter un autre assaillant. Des Indiens s'attaquaient à coups de hache ou de cimeterre aux trompes et aux pattes des éléphants, mais les énormes bêtes, oreilles au vent, les chargeaient avec leurs défenses armées de lames ou les écrasaient par grappes sous leur poids. C'était une tuerie, un enfer de sang, de hurlements, d'insultes et de cris de douleur.

Rob sur sa chamelle croisa soudain Mirdin à pied avec à son côté une épée qui n'avait pas servi ; il tenait un blessé sous les bras et le traînait hors du champ de bataille sans s'occuper de ce qui l'entourait. Ce fut une douche froide : Rob fit s'agenouiller sa monture et aida son ami à porter le soldat, qui avait le teint gris et une plaie au cou. Dès lors, il oublia le carnage et redevint médecin.

Ils transportèrent un à un les blessés dans une maison du village. Mais les ânes sur lesquels on avait chargé le matériel soigneusement préparé avaient disparu Dieu sait où ; sans opium, ni huile, ni linges propres, ils étanchaient le sang en déchirant les vêtements des morts.

Le combat tournait au massacre. Les Indiens avaient été surpris et ceux qui n'avaient pas d'armes se battaient à coups de pierres et de bâton, désespérément, sachant que, s'ils se rendaient, ils mourraient honteusement, à moins de vivre esclaves ou eunuques en Perse. Dans une maison voisine, Rob découvrit un petit homme maigre, sa femme et deux enfants.

« Partez sans être vus, leur dit-il, pendant qu'il en est encore temps. »

Mais ils ne comprenaient pas le persan. Montrant dehors la forêt, Rob tâcha de s'expliquer par gestes. L'Indien semblait terrorisé ; peut-être y avait-il des bêtes sauvages dans les bois ? Il finit par rassembler sa famille et disparut. Rob trouva des lampes dans cette maison, de l'huile et des chiffons dans d'autres. Le combat finit tard dans la nuit et les soldats achevèrent les ennemis blessés avant de piller le village.

Les deux médecins parcoururent le champ de bataille avec des torches ; aidés d'une poignée de soldats, ils recueillirent ceux qui pouvaient être sauvés. Mirdin retrouva deux des ânes avec leur précieux chargement et, à la lumière des lampes, on put soigner les blessures avec l'huile chaude, les recoudre et les panser. Ils amputèrent quatre patients, dont un mourut, et travaillèrent toute la nuit. Ils avaient trente et un blessés ; à l'aube, dans le village, ils en retrouvèrent sept autres qui vivaient encore. Mais, après la première prière, Khuff transmit aux chirurgiens l'ordre de s'occuper des éléphants avant de continuer à soigner les soldats. Trois étaient blessés aux pattes, un autre avait eu l'oreille traversée d'une flèche et une femelle avait la trompe tranchée ; sur le conseil de Rob, elle fut abattue par les lanciers, ainsi que la bête aveuglée.

Après leur pilah matinal, les mahouts entrèrent dans le parc d'éléphants de Mansoura pour y choisir des bêtes, leur parlant avec douceur et les faisant avancer en leur tirant l'oreille à l'aide d'une baguette recourbée appelée ankusha.

« Ici, père. Remue-toi, ma fille... Du calme, mon fils ! Montrez ce que vous savez faire, mes enfants.

– A genoux, mère, laisse-moi monter sur ta belle tête. »

Séparant les animaux apprivoisés de ceux qui restaient à demi sauvages, ils ne retinrent que les plus dociles, qui les suivraient sans difficulté pour rentrer à Ispahan. Les sauvages seraient libérés et pourraient retourner dans la forêt.

Aux voix des mahouts se mêlait maintenant le bourdonnement des mouches attirées par les cadavres. Avec la chaleur du jour, l'odeur deviendrait bientôt intolérable. Soixante-treize Persans avaient été tués. Il n'y avait que cent trois survivants parmi les Indiens ; ils s'étaient rendus et, quand Ala leur proposa d'entrer dans l'armée comme porteurs, ils acceptèrent avec soulagement ; dans quelques années, ayant fait leurs preuves, ils auraient le droit de porter les armes. Mieux valait être soldat qu'eunuque. Ils se mirent aussitôt au travail pour creuser la fosse commune des morts persans.

« C'est pire que ce que je craignais », semblait dire Mirdin en regardant Rob en silence. Mais, enfin, c'était fini et ils allaient pouvoir rentrer. Karim vint les trouver. Khuff avait tué un officier indien dont l'épée avait entamé sa lame, d'un métal moins résistant. Le chah conservait cette épée, du même acier précieux que le poignard aux volutes, et en interrogeant lui-même les prisonniers, il avait appris qui l'avait faite : un artisan nommé Dhan Vangalil, du village de Kausambi, à trois jours au nord de Mansoura.

« Ala a décidé de marcher sur Kausambi. »

On capturerait le forgeron indien et on le ramènerait à Ispahan, où il forgerait des armes « aux volutes » pour assurer au chah la victoire sur ses voisins et la puissance de la grande Perse d'autrefois.

C'était facile à dire mais plus difficile à réaliser. Kausambi, sur la rive occidentale de l'Indus, comptait quelques douzaines de pauvres maisons de bois, le long de quatre rues poussiéreuses qui menaient à la garnison militaire. Là encore, on attaqua par surprise en passant silencieusement à travers la forêt ; les soldats indiens abandonnèrent aussitôt la place, telle une bande de singes effrayés.

Ala, ravi, crut que la lâcheté de l'ennemi lui assurait une victoire facile. Sans perdre de temps il mit son épée sous la gorge d'un villageois terrifié qui le conduisit chez le forgeron Dhan Vangalil. C'était un homme noueux au regard paisible et aux cheveux gris, dont la barbe blanche dissimulait mal le visage encore jeune. Il accepta tout de suite de partir pour Ispahan au service du chah ; mais il préférerait la mort si on ne l'autorisait pas à emmener sa femme, ses deux fils et sa fille, ainsi que le matériel nécessaire pour la fabrication de l'acier, en particulier une importante réserve de lingots carrés d'acier indien. Le roi acquiesça.

Ils n'étaient pas partis que les éclaireurs apportaient des nouvelles alarmantes. Les troupes indiennes, loin de s'enfuir, avaient pris position dans la forêt vierge et le long de la route, prêtes à attaquer quiconque tenterait de quitter le village.

Ala, sachant la faiblesse de leurs moyens et la difficulté pour eux d'obtenir de prompts renforts, donna l'ordre de nettoyer la forêt et d'évacuer aussitôt les victimes afin d'empêcher l'ennemi d'estimer les pertes et les effectifs. Le combat fut long et féroce. Les morts persans furent déposés dans la poussière d'une rue de Kausambi, tandis que les prisonniers de Mansoura leur creusaient une fosse commune.

Le premier cadavre qu'on apporta, dès le début de la bataille, fut celui du capitaine des Portes, percé d'une flèche dans le dos. Cet homme qui ne souriait jamais était une légende et ses cicatrices résumaient l'histoire de dures campagnes au service de deux rois. Tout le jour, les soldats persans défilèrent devant sa dépouille. Exaspérés par cette mort, ils ne faisaient plus de prisonniers et tuaient même ceux qui voulaient se rendre.

Deux fois par jour, on rassemblait les blessés dans une clairière, où ils recevaient les premiers soins avant d'être portés au village. Sur les trente-huit blessés de Mansoura, onze seulement avaient survécu ; il s'y ajouta trente-six nouvelles victimes pendant ces trois jours de combats. Les Persans avaient perdu quarante-sept soldats. Les chirurgiens firent quatre amputations en respectant les principes d'Ibn Sina, mais le dernier jour, Rob manquant d'huile utilisa du vin pour laver les blessures avant de les panser – ce que faisait autrefois le Barbier avec de l'hydromel.