Au milieu de la matinée, avec un nouveau groupe de blessés, on apporta un corps enveloppé de la tête aux chevilles dans une couverture indienne.
« Je ne prends que les blessés », dit Rob vivement.
Mais, comme les porteurs l'avaient posé à terre et attendaient, il remarqua soudain, aux pieds du mort, les chaussures de Mirdin.
« S'il avait été un soldat ordinaire, on l'aurait porté dans la rue, mais c'est un hakim et nous le ramenons à l'autre hakim. »
Ils étaient, dirent-ils, sur le chemin du retour quand un Indien surgissant des broussailles avait frappé Mirdin d'un coup de hache avant d'être battu lui-même. Rob les remercia et ils s'en allèrent. Sous la couverture, c'était bien Mirdin, en effet, les traits convulsés, l'air troublé, un peu fou.
Il ferma les yeux amicaux et la longue mâchoire. Sans penser, agissant comme un homme ivre, il réconfortait les mourants et soulageait les blessés, mais revenait toujours s'asseoir près de son ami. Il baisa sa bouche froide, essaya de prendre sa main, mais Mirdin n'était plus là. Dieu veuille qu'il ait franchi l'un de ses ponts !
Quand il revint à midi, après avoir procédé à une dernière amputation, les mouches étaient déjà là. Il leva la couverture, découvrit la poitrine ouverte par la hache et, se penchant sur la profonde blessure, il l'élargit de ses deux mains.
Alors il oublia les odeurs de mort dans la tente et senteur de l'herbe sous ses pieds, les plaintes des blessés, le bourdonnement des mouches, les bruits lointains de la bataille. Il oublia la mort de son ami et son lourd chagrin. Pour la première fois, il avait sous les yeux l'intérieur d'un corps d'homme. Il touchait un cœur humain.
60. QUATRE AMIS
IL lava Mirdin, lui tailla les ongles, peigna ses cheveux et l'enveloppa dans son châle de prière, dont il avait coupé une partie des franges, selon la coutume. Il chercha Karim, qui parut vivement affecté en apprenant la nouvelle.
« Je ne veux pas qu'on l'enterre dans la fosse commune, dit Rob. Sa famille viendra sans doute le chercher pour lui donner à Mascate, parmi les siens, une sépulture en terre sacrée. »
Ils choisirent un endroit devant un rocher si énorme que les éléphants ne pourraient le déplacer et prirent des mesures précises par rapport à la route. Karim usa de son influence pour obtenir du papier, une plume et de l'encre, afin de relever le plan quand ils auraient creusé la tombe. Rob en ferait une bonne copie qu'il enverrait à Mascate ; sinon, tant qu'ils n'auraient pas la preuve formelle de la mort de Mirdin, Fara, considérée comme une femme abandonnée, ne pourrait se remarier. Telle était la Loi.
Karim alla prévenir le chah, qui célébrait sa victoire en buvant avec ses officiers. Il l'écouta un instant puis le congédia d'un geste impatient. Rob eut un sursaut de haine et se rappela le ton du roi, dans la grotte, quand il avait dit à Mirdin : « Nous sommes quatre amis ! »
Il n'y eut personne pour dire le Kaddish, la prière des morts, devant la tombe. Près de Karim, qui murmurait quelque invocation islamique, Rob resta immobile et muet tandis que la terre se refermait sur le corps de son ami.
Il ne restait plus d'Indiens à tuer dans la forêt, la route était libre et Farhad, le nouveau capitaine des Portes, commença à hurler ses ordres pour préparer le départ. Ala faisait le bilan de l'expédition dans l'allégresse générale. Il y avait gagné son forgeron, vingt-huit éléphants, plus quatre jeunes bons pour le portage, des chameaux rapides et une douzaine d'autres. Il était enchanté de ses succès.
Des six cents hommes partis d'Ispahan, cent vingt étaient morts, et les quarante-sept blessés dont Rob avait la responsabilité ne survivraient pas tous. Refusant de les abandonner, il fit faire des litières avec les couvertures ramassées au village ; les Indiens les porteraient. Deux soldats se noyèrent dans la difficile traversée de l'Indus, puis les patients les plus atteints moururent – six en une seule journée – et, au bout de quinze jours de voyage, on arriva au Baloutchistan.
On campa dans un champ et Rob installa ses malades dans une grange ouverte. Il demanda une audience, mais Farhad faisant traîner les choses, ce fut Karim qui l'introduisit près du chah.
« Il me reste vingt et un blessés, qui doivent se reposer un certain temps, sinon ils mourront, Majesté.
– Je ne peux pas attendre les blessés, dit Ala, impatient de rentrer triomphalement à Ispahan.
– Je demande l'autorisation de rester ici avec eux.
– Je ne laisserai pas Karim rester avec vous comme médecin. Il doit rentrer avec moi. »
On lui donna quinze Indiens, vingt-sept soldats pour porter les litières, deux mahouts et les cinq éléphants qui avaient encore besoin de ses soins. Le lendemain matin, on leva le camp dans l'affairement habituel, puis ce fut le silence, à la fois bienvenu et un peu déprimant. Le repos se révéla bénéfique pour les patients, enfin à l'abri du soleil et de la poussière. Il en mourut pourtant deux le premier jour, puis un le quatrième, mais les plus valides s'en tirèrent grâce à la décision de Rob.
Au début les soldats s'irritèrent de se voir imposer de nouveaux dangers et un travail ingrat pendant que les autres rentraient en vainqueurs. Deux gardes disparurent la seconde nuit. Les Indiens désarmés et les guerriers de métier comprirent bientôt qu'ils pourraient eux aussi être frappés un jour, et furent reconnaissants au hakim de risquer vie pour leurs pareils. Il en envoyait chaque matin à la chasse, et le petit gibier, avec du riz que Karim lui avait laissé, rendait les forces à ses convalescents.
Il s'occupait des éléphants comme des hommes, changeait les pansements, lavait les plaies avec du vin et il fit une observation surprenante : les blessures traitées à l'huile s'étaient presque toujours infectées, entraînant la mort des malades, ce qui ne se produisait plus avec le vin ; et, comme il allait en manquer, il se promit d’acheter en chemin l'alcool chez les fermiers – ainsi qu'il l'avait fait si souvent pour préparer le Spécifique.
Au bout de trois semaines, on quitta la grange et quatre des patients purent remonter à cheval. Rob abandonna la route des épices pour des chemins moins importants ; il y eut des mécontents car le retour en serait plus long, mais il voulait éviter à sa petite caravane la haine et la famine que laissaient derrière eux les pillages du chah.
Il échangea sans regret sa chamelle pour le large dos d'un des éléphants les plus valides, qui lui offrit le confort, la stabilité et, sur le monde, un point de vue de roi. Il avait aussi le temps de penser et le souvenir de Mirdin ne le quittait pas. Les plaisirs habituels du voyage : le brusque envol de milliers d'oiseaux, le couchant qui enflammait le ciel, les éléphants qui marchaient au bord des fossés escarpés pour les faire s'effondrer puis, assis, descendaient la pente en glissant comme des enfants, tout cela lui donnait peu de joie.
« Jésus, se disait-il, ou Shaddai, ou Allah, qui que tu sois, comment peux-tu autoriser un tel gâchis ? »
Les rois jetaient les hommes dans la guerre et ceux qui survivaient était parfois des médiocres ou même des gredins. Pourquoi Dieu avait-il permis la mort d'un être qui avait toutes les qualités d'un saint et un esprit que tous admiraient ? Mirdin aurait passé sa vie à soigner et servir l'humanité. Jamais, depuis l'enterrement du Barbier, une mort ne l'avait ainsi bouleversé.