Ils arrivèrent à Ispahan en fin d'après-midi. La ville était telle qu'il l'avait vue la première fois : murs et dômes blancs, ombres bleues et toits roses. Ils allèrent directement au maristan ou l'on se chargerait des dix-huit blessés. Puis, aux écuries du palais, Rob se déchargea de la responsabilité des soldats, des esclaves et des animaux. Il demanda enfin son cheval brun. Farhad, pour ne pas perdre de temps en recherches, voulut lui faire donner une autre monture.
– Je veux mon cheval », répéta Rob, surpris de sa propre violence.
Frappé par le ton du hakim, le nouveau capitaine des Portes céda avec un haussement d'épaules. Retrouvé et sellé, le cheval brun se mit à trotter vaillamment jusqu'au quartier juif.
Entendant du bruit du côté des animaux, Mary sortit avec une lampe et l'épée de son père : Rob était revenu. Il reconduisit à sa stalle le hongre dessellé, se retourna, et elle vit, sous la faible lumière, combien il avait maigri ; c'était presque le garçon à demi sauvage qu'elle avait connu dans la caravane de Kerl Fritta. En trois pas il fut près d'elle, l'étreignit en silence, puis il toucha son ventre plat.
« Ça s'est bien passé ? »
Elle eut un rire un peu tremblant car elle était lasse et brisée. Il n'avait manqué que de cinq jours ses cris déchirants.
« Ton fils a mis deux jours à naître.
– Un fils. »
Elle posa l'épée et prit sa main pour le conduire près de l'enfant qui dormait dans un panier sous sa couverture. Devant ces petits traits rougis et gonflés par le travail de la naissance, était-il déçu ou comblé ? En levant les yeux, elle lut sur son visage de la peine mêlée à sa joie.
« Comment va Fara ?
– Karim est venu le lui dire. J'ai passé près d'elle les sept jours de deuil ; puis, avec les enfants, elle a rejoint une caravane pour Mascate. Avec l'aide de Dieu, elle doit être maintenant parmi les siens.
– Ce sera dur pour toi, sans elle.
– C'est plus dur pour elle », dit-elle avec tristesse.
L'enfant se mit à pleurer ; Rob lui tendit un doigt que la petite main serra avec avidité. Puis il s'allongea près de Mary, qui avait ouvert le haut de sa robe pour allaiter son fils. Il posa sa joue sur l'autre sein et elle sentit bientôt des larmes sur sa peau. C'était la première fois qu'elle voyait un homme pleurer.
« Mon chéri, mon Rob », murmura-t-elle, guidant instinctivement ses lèvres vers le bout du sein.
Amusée mais aussi profondément émue de se sentir « bue » par la petite bouche et la grande, dont la caresse lui était si familière, elle se dit que, cette fois, tous trois ne faisaient qu'un.
SIXIÈME PARTIE
Hakim
61. LA PROMOTION
LE matin, Rob regarda son petit d'homme à la lumière du jour et vit qu'il était beau, avec ses yeux anglais bleu foncé, de grandes mains et de grands pieds. Il joua avec les doigts minuscules et les petites jambes légèrement fléchies. L'enfant sentait l'olive car sa mère l'avait frotté d'huile ; il le changea, retrouvant les gestes d'autrefois quand il s'occupait de ses frères et de sa petite sœur. Les reverrait-il un jour pour leur présenter leur neveu ?
Il se querella avec Mary à propos de la circoncision.
« Cela ne lui fera pas de mal. Ici, tous les hommes sont circoncis, musulmans ou juifs ; il n'en sera que mieux accepté.
– Je n'ai pas envie qu'il soit accepté en Perse, mais chez nous, où les hommes restent tels que les a faits la nature. »
Il rit, elle pleura. Il dut la consoler puis s'échappa pour aller s'entretenir avec Ibn Sina. Le prince des médecins l'accueillit chaleureusement, remercia Allah de l'avoir épargné et dit sa tristesse d’avoir perdu Mirdin. Il écouta avec attention l'exposé des traitements et interventions après les combats, très intéressé par les observations de Rob quant à l'efficacité comparée de l'huile et du vin sur les blessures ouvertes. Plus attaché à la vérité scientifique qu'à sa propre infaillibilité, il insista pour que son élève consacre à cette expérience un rapport écrit et sa première conférence de médecin.
« J'aimerais que tu travailles avec moi, Jesse ben Benjamin. Comme assistant. »
C'était plus qu'il n'en avait jamais rêvé, et il eut envie de dire au maître qu'il n'était venu à Ispahan – une si longue route à travers tant de pays – que pour toucher l'ourlet de son vêtement. Mais il accepta, simplement.
Mary ne fit aucune difficulté. Elle avait déjà assez vécu à Ispahan pour savoir qu'on ne refuse pas un pareil honneur, assorti de confortables revenus et du prestige d'une étroite collaboration avec un homme vénéré tel un demi-dieu.
« Je te ramènerai chez nous, je te le promets, Mary, mais pas encore. Fais-moi confiance, je t'en prie. »
Elle s'efforça même de s'adapter davantage au milieu, et finit par consentir à la circoncision. La sage-femme mena Rob chez Reb Asher Jacobi, le mohel, et plaida la cause de l'étrangère qu'elle avait assistée pendant sa grossesse et son accouchement. En l'absence de tout autre membre de la famille, le père tiendrait lui-même son enfant et Nitka se chargeait d'amener ses deux fils et quelques amis.
Le matin, elle arriva la première avec ses deux solides tailleurs de pierre. Puis Hinda, la marchande du marché juif, le cordonnier et le boulanger avec leurs épouses, vinrent à leur tour, apportant des cadeaux.
« Que ce garçon grandisse en vigueur, de corps et d'esprit, pour une vie active et généreuse », dit le mohel tandis que le bébé criait.
Les voisins burent à sa santé et Rob donna à son fils le nom juif de Mirdin ben Jesse. Mary avait détesté tout cela ; quand ils furent seuls chez eux, elle mouilla ses doigts d'eau d'orge et, touchant l'enfant au front, au menton, à l'une et l'autre oreille, elle le baptisa " au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit " et lui donna les noms de son père et de son grand-père : Robert James Cole. Désormais, elle l'appela toujours Rob J.
Rob écrivit au père de Mirdin, Reb Mulka Askari, avec affection et respect, disant combien il avait aimé et admiré son fils. Il lui envoyait le plan de la tombe, avec ses tefillim, l'échiquier et les pièces du jeu du chah qui les avaient réunis pour tant d'amicales parties.
Al-Juzjani avait été le plus brillant assistant d'Ibn Sina, mais les autres avaient également réussi. Le médecin-chef exigeait beaucoup de ses collaborateurs, qui se perfectionnaient à son contact. Rob, dès le début, ne se contenta pas de suivre et si, en cas de problème, le maître était toujours prêt à donner son avis, il faisait confiance au jeune hakim et lui laissait toute initiative. Ce fut une période heureuse.
Quand il fit son exposé à la madrassa sur l'utilisation du vin dans le traitement des blessures ouvertes, il eut peu d'auditeurs car un médecin d'al-Rayy donnait le même matin un cours sur les pratiques sexuelles. Le sujet attirait en foule les praticiens persans, alors qu'en Europe il ne relevait pas de leur responsabilité. Rob suivit lui-même beaucoup de conférences de ce genre et – à cause de sa science ou malgré elle ? – son mariage le comblait. Mary se rétablissait vite ; ils suivaient les prescriptions d'Ibn Sina : pas de rapports pendant six semaines après l'accouchement, doux massages du vagin à l'huile d'olive et au miel mêlé d'eau d'orge. Le traitement réussit à merveille et après l'interminable abstinence, ils s'étreignirent avec la même ardeur.
Quelques semaines plus tard, elle vit s'épuiser dans ses seins le lait dont elle avait cru la source inépuisable. Ce fut un choc. Pour apaiser les pleurs du petit affamé, on trouva une solide Arménienne nommée Prisca, à qui Mary menait Rob J. quatre fois par jour ; le soir, Prisca venait coucher dans l'autre pièce, avec l'enfant et sa propre fille. Rob et Mary s'efforçaient de rester discrets en faisant l'amour, et savouraient le repos de nuits enfin paisibles. La jeune mère rayonnait et prenait de l'assurance ; elle semblait parfois revendiquer pour elle seule le petit être bruyant qu'ils avaient fait ensemble, mais Rob ne l'en aimait que davantage.