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« Je connaissais bien ce village et je commençai à en citer les rues, jusqu'à celle du Onzième-Imam, qui provoqua un nouveau tremblement. A force de l'interroger, j'appris qu'un artisan du cuivre vivait là avec ses trois filles, dont l'aînée, Ripka, était très belle. Alors, le pouls d'Achmed se mit à battre comme un oiseau blessé. J'en parlai à son père, disant que la guérison viendrait du mariage avec Ripka. En effet, tout fut arrangé et l'appétit revint peu après. La dernière fois que je l'ai vu, voici quelques années, c'était un homme heureux et gras.

« Galien nous apprend que le cœur et les artères battent au même rythme ; on peut donc juger du tout à partir d'un seul élément : un pouls calme et régulier est le signe d'une bonne santé. Mais j'ai appris grâce à Achmed qu'il peut aussi déceler l'agitation ou la paix de l'esprit. Le pouls est le messager qui ne ment jamais. »

Parmi tous les malades qui sollicitaient les soins d'Ibn Sina, le chah et son entourage avaient une place privilégiée. Rob fut appelé un matin au palais du Paradis pour Siddha, la femme du forgeron indien. C'était une femme avenante, aux cheveux grisonnants et, la famille étant bouddhiste, il put l'examiner sans enfreindre d'interdits. Elle avait apparemment un problème de régime. Rob apprit qu'aucun des Indiens du palais ne recevait en quantité suffisante le cumin, les poivres et autres épices auxquelles ils étaient habitués et dont dépendait leur digestion.

Il veilla désormais à la distribution des épices et, après avoir gagné le respect de certains mahouts en soignant les éléphants, il s'acquit aussi la reconnaissance des Vangalil. Il leur amena Mary et l'enfant, mais la sympathie qui les avait liés à Fara n'apparut pas ; les deux femmes se regardèrent avec froideur, et l'on en resta là.

Rob, en revanche, fasciné par le travail de Dhan, revint seul à la forge. Sur un trou profond dans le sol, Vangalil avait construit une sorte de four d'argile, doublé d'un mur de pierre et de boue ceinturé d'un boisage. D'un pas de large, il arrivait aux épaules en se rétrécissant vers le haut pour mieux concentrer la chaleur. Dhan fabriquait du fer en brûlant du charbon de bois et du minerai persan en couches alternées ; avec des soufflets en peau de chèvre, il réglait très précisément l'arrivée de l'air. Le mélange de charbon, de scories et de fer qu'il recueillait au bas du fourneau, et qu'il appelait la « fleur », devait être martelé et traité à nouveau pour donner un très bon fer forgé. Mais il était trop tendre. Il fallut le marier à de l'acier indien, dont on fit venir des barres à dos d'éléphant.

Suant parmi ses enclumes, ses pinces et ses marteaux, le maigre Indien martelait, coupait, tordait et martelait encore, comme un potier maniant l'argile ou une femme pétrissant le pain. Des générations d'artisans s'étaient transmis le secret de ces tours de main, qui restaient incompréhensibles au profane. Rob, par l'intermédiaire de Harsha, le mahout du roi, essayait de suivre le travail en posant une foule de questions.

Dhan fabriqua un cimeterre qu'il traita à la suie trempée de vinaigre de cédrat, et la lame, marquée par l'acide, prit une teinte bleue avec une sorte de filigrane ondoyant. Le fer forgé seul aurait été tendre et terne, l'acier indien fragile ; tandis que cette arme restait souple, avec un tranchant si acéré qu'il aurait coupé un fil lâché entre ciel et terre.

Rob refusa, non sans regret, le poignard qu'on lui offrait : il ne voulait plus de violence. Mais il ne put s'empêcher de montrer à Vangalil ses instruments de chirurgie. Une semaine plus tard, le forgeron lui en remit un jeu fait d'un acier exceptionnel. C'était un cadeau princier, qui durerait toute une vie. Il ne put exprimer sa joie qu'en serrant Dhan dans ses bras.

Il s'éloignait du palais quand il rencontra Ala revenant d'une partie de chasse, vêtu comme il l'avait vu la première fois après l'attaque de la panthère. Il arrêta son cheval et salua, espérant éviter une entrevue, mais Farhad, un instant plus tard, le rejoignit.

« Il veut vous voir.

– Ah ! Dhimmi, accompagne-moi un moment, dit le chah, ordonnant d'un geste à son escorte de rester en arrière. Je ne t'ai pas récompensé pour avoir servi la Perse. »

Rob fut surpris ; il pensait que ses services pendant la campagne indienne étaient oubliés depuis longtemps. Il y avait eu des promotions d'officiers, des pensions aux soldats. Karim avait reçu tant d'éloges publics du chah que les potins du marché lui attribuaient dès le lendemain les postes les plus prestigieux. Tout cela était du passé.

« Je pense pour toi à un nouveau calaat, avec une belle maison et des terres, une propriété digne d'une fête royale.

– Je ne mérite pas de calaat. Ce que j'ai fait était peu de chose en retour de tout ce que je vous dois. »

Peut-être aurait-il dû parler de son attachement au souverain, mais c'eût été trop demander, et d'ailleurs Ala l'écoutait à peine.

« Tu mérites une récompense.

– Alors je demande à Votre Majesté de me laisser vivre dans ma petite maison, où je suis à l'aise et heureux. »

Le chah lui jeta un regard dur et hocha la tête.

« Laisse-moi, dhimmi », dit-il en éperonnant son étalon blanc, qui bondit, toute l'escorte galopant derrière lui.

Rob, pensif, reprit le chemin du Yehuddiyyeh pour montrer à Mary les beaux instruments d'acier.

63. CONSULTATION À IDHAJ

 

L'HIVER fut précoce et rude en Perse, cette année-là. Un matin, le sommet des montagnes blanchit et le lendemain, des vents froids chargés de sel, de sable et de neige balayèrent Ispahan. Sur les marchés, on couvrait les étalages en attendant le printemps et, vêtus de peau de mouton jusqu'aux chevilles, on se chauffait aux braseros en commentant les exploits du roi. Mais le dernier scandale ne prêtait pas à rire.

Devant ses excès quotidiens, Qandrasseh avait chargé son adjoint, le mullah Musa ibn Abbas, de rappeler au chah que les boissons fortes, condamnées par Allah étaient interdites selon le Coran. Quand le délégué du vizir arriva, Ala buvait depuis des heures ; il écouta gravement, puis, comprenant le sens et le ton du propos, il descendit de son trône, s'approcha du mullah et, sans changer d'expression, lui versa du vin sur la tête jusqu'à la fin du sermon, trempant sa barbe et ses vêtements. Après quoi, il le congédia d'un geste, ruisselant et humilié.

Ce mépris des saints hommes d'Ispahan semblait annoncer la disgrâce de Qandrasseh et, le lendemain, les mosquées retentirent de sombres prophéties. Karim Harun vint consulter Ibn Sina et Rob.

« Il n'est pas toujours ainsi ; il peut être le meilleur des compagnons, et le plus courageux des guerriers. S'il est ambitieux, c'est pour la grandeur de la Perse. »

Ils l'écoutaient en silence.

« J'ai essayé de l'empêcher de boire...

– C'est le matin qu'il est le plus dangereux, quand il s'éveille malade des beuveries de la veille. Donne-lui une infusion de séné pour chasser les poisons et le mal de tête ; parsème ses aliments de poudre d'azurite, la pierre arménienne qui guérit la mélancolie. Mais rien ne le sauvera de lui-même. Quand il boit, évite-le autant que possible. Et prends garde à toi : favori du chah, on te considère comme le rival de l'imam et tu as maintenant des ennemis puissants.

– Tu dois mener une vie irréprochable, dit Rob en le regardant dans les yeux. Ils guettent ta moindre faiblesse. »

Il se rappelait sa propre honte quand il avait trompé son maître et devinait chez Karim, malgré l'amour et l'ambition, l'angoisse de la trahison. Quand son ami sortit, il lui rendit son sourire –comment résister à son charme ? –, mais il avait pitié de lui.

Le petit Rob J. ouvrait sans crainte ses yeux bleus sur le monde ; il commençait à ramper et à boire dans une tasse. Sur le conseil d'Ibn Sina, Rob lui donna du lait de chamelle, qu'il prit avec avidité malgré son odeur forte et ses traces de graisse jaune. Prisca cessa donc de l'allaiter, mais elle guettait Rob chaque matin quand il allait chercher le lait au marché arménien.