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« Maître dhimmi ! Comment va mon petit garçon ? » criait-elle, et il lui répondait d'un lumineux sourire.

Avec le froid, beaucoup de patients souffraient de catarrhe et de douleurs. Négligeant la recette de Pline le Jeune contre le rhume : un baiser sur le museau poilu d'une souris, Ibn Sina préconisait une mixture où entraient une douzaine d'ingrédients pilés et pétris avec du miel : castoréum, férule et assas fœtida, graines de céleri, fenugrec, centaurée, opopanax, rue, graines de citrouille ; les résines étant au préalable macérées dans l'huile.

« C'est efficace s'il plaît à Dieu », disait le maître.

Dans l'enclos des éléphants, les mahouts habitués aux doux hivers indiens ne faisaient que renifler et tousser. Rob leur donna sans grand succès du fumeterre, de la sauge et de la pâte d'Ibn Sina ; le Spécifique du Barbier aurait été plus efficace. Les éléphants, moins vaillants qu'à la bataille, étaient enveloppés de couvertures.

« Mes pauvres enfants, dit Harsha, avant Buddha ou Brahma, Vichnou ou Shiva, ils étaient tout-puissants et mon peuple les vénérait. Maintenant, ils sont captifs et doivent nous obéir. »

Voyant Zi frissonner, Rob conseilla de faire boire aux bêtes des baquets d'eau chaude, car il avait beaucoup appris sur les éléphants à la maison de la Sagesse.

« Hannibal était un grand guerrier d'autrefois. Il avait traversé les Alpes, de terribles montagnes enneigées, avec son armée et trente-sept éléphants, sans en perdre un seul. Mais le froid et les rigueurs du voyage les avaient affaiblis et, un peu plus tard, dans des montagnes plus accessibles, ils moururent sauf un. C'est pourquoi vous devez veiller à tenir vos bêtes au chaud. »

Harsha approuva respectueusement.

« Savez-vous que vous êtes suivi, hakim ? dit-il à Rob stupéfait. Il est là-bas, assis au soleil. »

L'homme, recroquevillé dans sa peau de mouton, s'appuyait le dos au mur pour se protéger du vent froid.

« Il vous suivait déjà hier. Et même maintenant, il vous guette.

– Quand je partirai, peux-tu le suivre discrètement, pour savoir qui c'est ?

– Oui, hakim », dit Harsha, les yeux brillants.

Tard dans la soirée, il vint frapper à la porte.

« Il vous a suivi jusque chez vous, hakim. Alors je l'ai suivi à mon tour jusqu'à la mosquée du Vendredi. J'ai été très malin, il ne m'a pas vu. Il est entré chez le mullah avec son vieux cadabi, puis il est ressorti en robe noire pour aller à la mosquée au moment de la dernière prière. C'est un mullah. »

Rob le remercia chaleureusement et Harsha s'en alla. Aucun doute : ce mullah était envoyé par les amis de Qandrasseh. Informés de son entretien avec Ibn Sina et Karim, ils voulaient en savoir davantage sur ses rapports avec le futur vizir. Ils conclurent sans doute qu'il était inoffensif car, bien qu'il se tînt sur ses gardes, il ne découvrit plus d'espion.

Il faisait encore frais, mais le printemps approchait. Seuls les pics des montagnes violettes restaient enneigés, et dans le jardin les branches nues des abricotiers se couvraient de petits bourgeons noirs, tout ronds.

Un matin, deux soldats vinrent chercher Rob pour le conduire au palais. Dans la salle du trône, des courtisans bleus de froid se tenaient par petits groupes. Karim n'était pas là. Après la prosternation rituelle, le chah fit asseoir Rob devant l'échiquier ; sous le lourd tapis de la table, la chaleur qui montait du sous-sol était délicieuse. Ala, sans un mot, joua le premier.

« Ah ! Dhimmi, tu es devenu un vrai fauve », dit-il bientôt.

En effet, Rob avait appris à attaquer. Avec ses deux éléphants, il eut vite pris un chameau, un cheval et son cavalier, trois fantassins. Les assistants suivaient le jeu en silence. Certains étaient sans doute horrifiés et d'autres ravis qu'un infidèle européen semble en passe de battre le chah. Mais le roi était un maître en fait de fourberie et, trompant l'adversaire par le sacrifice de quelques pièces, il lui prit éléphants et cavaliers. Rob se défendit vaillamment jusqu'au bout.

Après sa victoire, saluée par les applaudissements des courtisans, Ala fit glisser de son doigt une lourde bague d'or qu'il passa à la main droite de Rob.

« Nous t'accordons aujourd'hui le calaat. Tu auras une demeure assez vaste pour un spectacle royal. »

Avec un harem, se dit Rob. Et Mary dans ce harem. Les nobles étaient tout oreilles.

« Je porterai cette bague avec fierté et gratitude, sire. Quant au calaat, je suis déjà comblé des bienfaits de Votre Majesté et je resterai dans ma maison. »

Le ton était respectueux mais trop ferme et il ne détourna pas assez vite son regard pour prouver son humilité. Tout le monde avait entendu la réponse du dhimmi.

Ibn Sina l'apprit le lendemain matin. Il n'avait pas en vain été deux fois vizir ; ses espions à la cour et dans le personnel du palais lui rapportèrent l'impair fatal de son assistant. Comme toujours en cas de crise, il prit le temps de réfléchir. Certes, sa présence à Ispahan ajoutait au prestige du monarque, mais son influence avait des limites et une intervention directe ne sauverait pas Jesse ben Benjamin. Au moment où il préparait une guerre où il jouerait ses rêves de puissance et d'immortalité, Ala ne pouvait tolérer le moindre obstacle à ses volontés. Jesse ben Benjamin devait mourir. Peut-être les ordres étaient-ils déjà donnés : il serait abattu dans la rue par des inconnus, ou arrêté et condamné par un tribunal islamique.

Ibn Sina connaissait depuis des années les méandres de l'esprit royal et savait ce qu'il fallait faire. Il réunit ce matin-là son équipe au maristan.

« Nous avons appris qu'à Idhaj certains patients ne sont pas en état de voyager jusqu'ici », dit-il. Ce qui était vrai. « C'est pourquoi, Jesse ben Benjamin, tu dois aller là-bas donner une consultation pour les soigner. »

Ils discutèrent ensuite des herbes et des drogues qu'il emporterait, des médicaments qu'on pouvait se procurer sur place et du passé médical des malades qu'ils connaissaient. Puis Jesse partit sans tarder.

Idhaj était à trois jours de voyage au sud ; la consultation durerait au moins autant. C'était plus qu'il n'en fallait à Ibn Sina pour agir. L'après-midi suivant, il se rendit au quartier juif.

Mary ouvrit la porte, l'enfant dans ses bras. Surprise et confuse de voir sur son seuil le prince des médecins, elle se ressaisit vite, le fit entrer avec courtoisie, offrit des gâteaux et du sherbet d'eau de rose à la cardamome. Il n'avait pas prévu l'obstacle de la langue : elle ne connaissait que très peu de mots persans. Il aurait voulu lui dire tant de choses : les dons de son mari, l'intérêt passionné que lui avait inspiré ce jeune étudiant étranger, manifestement créé par Dieu pour devenir médecin.

« Ce sera une lumière. Il est presque prêt, il s'en faut de peu. Mais tous les rois sont fous ; pour qui a le pouvoir, il n'est pas plus difficile de prendre une vie que de donner un calaat. Si vous fuyez maintenant, vous le regretterez toute votre vie ; il a déjà tant osé. Je sais qu'il n'est pas juif. »

Mary était de plus en plus tendue. Il essaya de parler hébreu, turc, arabe, grec, sans succès. Bien qu'érudit et linguiste, il connaissait peu les langues européennes. Essayant enfin le latin, il la vit réagir.

« Rex te venire ad se vult. Si non, maritus necabitur.

Quid dicas ? Que dites-vous ? » demanda-t-elle.

Il répéta lentement en latin : le roi voulait qu'elle vienne, sinon son mari serait assassiné.

Elle le regardait fixement, laissant l'enfant s'agiter dans ses bras. Mais sur ce visage de pierre, Ibn Sina perçut la force qui l'habitait et son inquiétude cessa. Il se chargeait de tout et elle ferait ce qu'il fallait.