« Qu'y a-t-il au bout de la route de la soie ?
– Un immense pays, le Chung-Kuo.
– Et au-delà ?
– De l'eau, les océans, dit Ibn Sina en haussant les épaules.
– Des voyageurs m'ont dit que le monde était plat et entouré de feu. Celui qui s'y risquerait y périrait car c'est l'enfer.
– Des racontars ! Ce n'est pas vrai. J'ai lu qu'au-delà des terres habitées tout n'est que sable et sel comme dans le Dacht-i Kevir. On dit aussi qu'une grande partie du monde est couverte de glace. Qu'y a-t-il au-delà de ton pays ?
– La Grande-Bretagne est une île ; après c'est l'océan puis le Danemark, pays des Normands, d'où vient notre roi. Plus loin, de la glace, paraît-il.
– C'est la même chose au nord de la Perse, après Ghazna et la terre des Russes. Oui, la glace doit recouvrir une grande partie du monde. Mais il l'y a pas d'enfer au bout car les hommes qui réfléchissent ont toujours su que la terre est ronde comme une prune. Tu as voyagé en mer : quand tu aperçois un navire au loin, c'est d'abord le haut du mât qui apparaît à l'horizon, puis le reste au fur et mesure qu'il avance en suivant la surface courbe lu monde. »
Il termina la partie en prenant le roi de son adversaire, presque machinalement, et fit apporter sherbet de vin et un bol de pistaches. Puis on parla de Ptolémée. Rob n'avait appris d'astronomie que ce qu'il fallait pour la madrassa.
« Un Grec de l'Antiquité qui a travaillé en Egypte ?
– Exact. Il a écrit que le monde est rond, suspendu sous le firmament concave, au centre de l'univers ; et autour, tournent le soleil et la lune, faisant le jour et la nuit.
– Mais cette balle, sous sa surface de terre, de mers, de montagnes et de déserts, de forêts et de glace, est-elle creuse ou pleine ? De quoi est fait l'intérieur ?
– Nous n'en savons rien, dit le vieil homme en souriant. La terre est vaste, tu le sais, toi qui as tant voyagé. Nous autres petits hommes ne creuserons jamais assez pour le découvrir.
– Mais si l'on pouvait y aller voir, le feriez-vous ?
– Certes oui !
– Pourtant vous pourriez observer l'intérieur du corps humain et vous ne le faites pas.
– L'humanité doit suivre des règles sous peine de retourner à la sauvagerie. L'une de ces règles interdit la mutilation des morts, qui ressusciteront un jour du tombeau, à l'appel du Prophète. La même interdiction existait chez les Grecs, au temps de Galien ; Juifs et chrétiens partagent cette horreur de la dissection. Après tout ce que tu as fait pour devenir médecin, respecte les lois religieuses et l'opinion générale des hommes. Sinon, le pouvoir te détruira. »
Rob rentra chez lui en observant le ciel. Il ne reconnut que la lune, Saturne et peut-être Jupiter, dont l'éclat se distinguait du scintillement des étoiles. Il se dit qu'Ibn Sina n'était pas un demi-dieu, mais un érudit vieillissant, pris entre la médecine et la foi dans laquelle on l'avait élevé. Il ne l'aimait pas moins, avec ses limites humaines, mais se sentait un peu berné, tel un enfant qui découvre les faiblesses de son père.
Il s'occupa du cheval brun puis se coucha sans bruit près de Mary qui dormait.
Elle se leva dans la nuit et sortit pour vomir. Inquiet, car la maladie de Cullen avait commencé ainsi, il l'examina, mais le ventre était souple et le pouls normal. Ils retournèrent au lit et elle cria deux fois son nom, comme dans l'angoisse d'un cauchemar. Surpris, il lui caressa la tête et la réconforta.
« Je suis là, Mary. Je suis là, mon amour. »
Il lui parlait tendrement, en anglais, en persan, dans la Langue. Elle l'appela une fois encore un peu plus tard, soupira et prit sa tête dans ses bras. La joue contre la douce poitrine de sa femme, Rob s'endormit enfin, bercé par le battement régulier e son cœur.
65. KARIM
DES pousses vertes sortaient partout de terre sous le chaud soleil. C'était le printemps à Ispahan. Les oiseaux traversaient le ciel, portant des brins de paille pour construire leurs nids. Le Fleuve de la Vie, gonflé des eaux des ruisseaux et des oueds, était en crue. Rob croyait tenir dans ses mains celles de la nature qui lui transmettaient son infinie, son éternelle vitalité. Les nausées de Mary s'étaient répétées et il comprit qu'elle était enceinte ; il en fut heureux mais elle devint morose et plus irritable qu'auparavant. Il s'occupa davantage de son fils, dont le petit visage s'éclairait en le voyant. Il inventait des jeux puérils et l'enfant riait aux éclats. La semaine où il fit ses premiers pas, il dit aussi son premier mot. Rob était un père comblé.
Un après-midi, il persuada Mary de l'accompagner à pied au marché arménien. Il posa Rob J. devant la boutique du marchand de cuir, mari de Prisca, et la nourrice poussa des cris de joie en voyant marcher le petit garçon, qu'elle prit dans ses bras. Aucune femme n'était devenue l'amie de Mary, mais on s'était habitué à l'Européenne et chacun les saluait. Plus tard, tandis qu'elle préparait le pilah et que Rob taillait les abricotiers, deux petites filles du boulanger vinrent jouer avec son fils.
Apprenant un jour qu'al-Juzjani consacrait son cours à la dissection d'un porc, il tint à y assister. L'animal était un sanglier aux défenses de jeune éléphant et qui empestait. Mais son estomac nourri de céréales dégageait surtout l'odeur aigre de la bière en fermentation. Rob avait appris que toute odeur a son intérêt car elle raconte une histoire. Il fit toutes les investigations possibles dans le corps de la bête sans trouver rien qui concernât les affections abdominales, et al-Juzjani, plus soucieux de son cours que des préoccupations du jeune hakim, s'irrita du temps qu'il y passait.
Rob alla ensuite voir Ibn Sina au maristan et comprit au premier coup d'œil qu'un malheur était rivé.
« Ma Despina et Karim Harun... Ils ont été arrêtés. »
Le maître semblait atterré, bouleversé, vieilli.
Comme on pouvait le craindre depuis longtemps, ils étaient accusés d'adultère et de fornication. Les agents de Qandrasseh avaient suivi Karim surpris les amants dans la tour.
« Et l'eunuque ? » demanda Rob. Aussitôt il se rendit compte, devant le regard d'Ibn Sina, de ce qu'il avait pu trahir dans cette simple question ; mais le vieil homme secoua la tête.
« Il est mort. Ils ne pouvaient pas entrer sans le tuer d'abord par surprise.
– Que peut-on faire pour Karim et Despina ?
– Le chah seul peut les aider. Il faut présenter une requête. »
Dans les rues, les gens détournaient la tête pour ne pas humilier Ibn Sina de leur pitié. Au palais, le capitaine des Portes, au lieu de les introduire auprès du roi, les fit attendre dans une antichambre et revint bientôt en disant qu'on regrettait de ne pouvoir les recevoir aujourd'hui.
« Nous attendrons. Il se présentera peut-être une occasion. »
Farhad sourit, manifestement ravi de voir tomber les puissants. Ils attendirent en vain tout l'après-midi, puis Rob accompagna le maître chez lui. Le matin, ils retournèrent au palais, mais il était clair qu'Ala ne voulait pas les voir. Ibn Sina parlait peu ; une fois il soupira :
« Elle avait toujours été comme une fille pour moi... »
Il était, pensait-il, plus facile pour le roi de minimiser le coup d'audace du vizir que de l'attaquer de front.
« Il lui abandonne Karim, dit Rob, comme au jeu du chah il laisse prendre une pièce dont il peut se passer.
– Il y aura une audience dans deux jours. Je demanderai en public la clémence du chah. Je suis le mari, Karim est son favori et le héros du chatir. Il pourra faire grâce en feignant de céder au vœu de ses sujets. »
Mais en quittant le palais ils rencontrèrent al-Juzjani qui les attendait. Il apportait de mauvaises nouvelles : Karim et Despina avaient été jugés par la cour islamique sur le témoignage de trois mullahs. Pour éviter la torture, sans doute, ils ne s'étaient pas défendus. Le mufti les avait condamnés à mort. Ils seraient exécutés le lendemain matin.