« Despina sera décapitée et Karim éventré. »
Ils se regardèrent, en plein désarroi. Rob espérait encore, mais Ibn Sina secoua la tête.
« Nous ne pouvons pas éviter la sentence, mais seulement leur rendre la mort moins dure.
– Alors il faut agir, dit calmement al-Juzjani. Payer des complaisances, et substituer un médecin qui ait notre confiance à l'étudiant de service à la prison du kelonter. »
Rob frissonna malgré la douceur de l'air printanier.
« J'irai », dit-il.
Il ne dormit pas cette nuit-là. Levé avant l'aube, il se rendit à cheval, par les rues encore sombres, jusqu'à la demeure d'Ibn Sina. Il n'apercevrait plus Wasif dans l'ombre ; la chambre de la tour était sans lumière et sans vie. Le maître lui remit une cruche de jus de raisin.
« Il est fortement mêlé d'opiacés et de poudre de chanvre indien pur, du buing. C'est là le risque : il faut en boire beaucoup, mais si l'un des deux en prend trop et ne peut plus marcher quand on viendra le chercher, tu mourras avec eux.
– A la grâce de Dieu, dit Rob avec un signe de tête.
– A la grâce de Dieu. »
La sentinelle de la prison, à qui il se présenta comme le médecin, lui fit donner une escorte. Au quartier des femmes, on entendait une prisonnière chanter et sangloter alternativement. Non, ce n'était pas Despina. Dans sa petite cellule, elle attendait, ni lavée ni parfumée, ses cheveux pendant en mèches éparses. Son joli corps menu disparaissait sous une robe noire, malpropre. Il posa la cruche de buing, s'approcha d'elle et leva son voile.
« Je t'ai apporté quelque chose à boire. »
Pour lui, elle resterait toujours la femina, à la fois sa sœur Anne Mary, sa femme et la putain du maidan. Toutes les femmes du monde. Il vit des larmes dans ses yeux mais elle refusa le breuvage.
« Il faut boire, cela t'aidera. »
Elle secoua la tête. « Je serai bientôt au paradis », semblaient dire ses yeux terrifiés.
– Donne-le-lui », murmura-t-elle, et il lui dit adieu.
Les pas du soldat résonnaient dans le couloir. On descendit quelques marches puis une cellule s'ouvrit dans une autre galerie. Karim était pâle. Ils s'étreignirent très fort.
« Elle est... ?
– Je l'ai vue, elle va bien.
– Je ne lui avais pas parlé depuis des semaines. C'était juste pour entendre sa voix, tu comprends ? J'étais sûr de n'être pas suivi ce jour-là. »
Sa bouche tremblait. Il prit la cruche, but longuement et la rendit vide aux deux tiers.
« Ça va agir tout de suite. Ibn Sina l'a préparé lui-même.
– Ce vieil homme que tu vénères et que j'ai souvent rêvé d'empoisonner pour l'avoir, elle, toute à moi...
– Tout homme a de mauvaises pensées, mais tu ne l'aurais jamais fait. Tu comprends ? »
Il sentait, sans savoir pourquoi, que Karim devait absolument le croire avant que le narcotique ne fasse son effet. Il le regardait anxieusement : s'il en avait trop bu et que la drogue agît trop vite, le tribunal ferait exécuter un second médecin. Les yeux se voilèrent ; Karim ne dormait pas mais il restait silencieux. Enfin on entendit des pas.
« Karim !
– C'est maintenant ?
– Pense au chatir, rappelle-toi le plus beau jour de ta vie. »
La porte s'ouvrit : trois soldats et deux mullahs.
« Zaki-Omar aurait pu être un autre homme », dit Karim en adressant à son ami un sourire absent.
Un soleil éclatant illuminait le cour. Dernière cruauté : c'était une douce et belle matinée. Les genoux de Karim fléchissaient, mais on pouvait penser que c'était de peur. Au-delà de la double rangée de carcans, obsession de ses cauchemars, Rob vit quelque chose d'horrible, sur le sol souillé de sang, près d'une forme vêtue de noir. Mais les mullahs seraient déçus : Karim ne voyait plus rien.
Le bourreau était un homme trapu aux gros bras et au regard indifférent. L'argent d'Ibn Sina avait payé sa force, sa dextérité et la plus fine de ses lames. Il frappa droit au cœur et la mort fut instantanée. Rob n'entendit qu'un long soupir, comme un regret.
Il fît porter au cimetière, hors des murs de la ville, les corps de Karim et de Despina, et paya généreusement pour qu'on dît des prières sur leurs tombes. Quand tout fut fini, il but ce qui restait dans la cruche et laissa le cheval brun le ramener sans le guider. En passant devant le palais, dont les oriflammes multicolores flottaient sous la brise, avec ses sentinelles dont les armes étincelaient au soleil, il se rappela la voix d'Ala : « Nous sommes quatre amis... »
Brandissant le poing, il cria :
« Traître ! »
Sa voix roula jusqu'aux remparts et aux gardes médusés, qui regardaient le poing levé, la cruche de vin, les rênes lâches.
« Qui est-ce ? demanda l'officier de garde à l'un des soldats.
– Je crois que c'est le hakim Jesse, le dhimmi. »
L'officier savait que cet homme, après la campagne indienne, était resté en arrière pour soigner les blessés.
« Il a l'air complètement ivre, dit-il en riant. Mais ce n'est pas un mauvais bougre. Laissez-le. »
Et ils regardèrent le cheval brun mener le médecin vers les portes de la ville.
66. LA CITÉ GRISE
IL était donc le seul survivant de l'équipe médicale d'Ispahan. Il pensait avec rage et tristesse que Mirdin et Karim étaient maintenant sous terre, mais par contraste leur mort lui faisait goûter la vie comme un baiser d'amour. Il la savourait à chaque instant, par tous ses pores, tous ses organes ; avec sa femme au gros ventre et son enfant qu'il mordillait en jouant et faisait rire aux larmes.
La ville, pourtant, était devenue sinistre. Si Allah et l'imam Qandrasseh avaient pu abattre le héros du chatir, comment les gens du commun oseraient-ils enfreindre les lois islamiques imposées par le Prophète ? Donc, plus de prostituées, plus de tapage la nuit sur les places. Les mullahs patrouillaient par deux dans les rues, à l'affût d'un visage insuffisamment voilé, d'un homme trop lent à se mettre en prières dès le premier appel du muezzin, d'un tavernier assez fou pour vendre du vin. Même les femmes du quartier juif, qui couvraient toujours leurs cheveux, commencèrent à porter le lourd voile des musulmanes.
Certains regrettaient en privé la musique et la gaieté des nuits passées, mais d'autres s'en félicitaient. Au maristan, le hadji Davout Hosein rendait grâce à Allah : « La mosquée et l'Etat sont nés des mêmes entrailles et ne doivent jamais être séparés. »
Le matin, les fidèles d'Ibn Sina venaient plus nombreux que jamais se joindre à ses dévotions, mais, en dehors des heures de prière, il restait invisible. Plongé dans le deuil et l'introspection, il ne venait plus au maristan ni pour enseigner ni pour soigner ses malades. Ceux qui refusaient d'être touchés par un dhimmi s'adressaient à al-Juzjani mais ils étaient rares, et Rob s'occupait de tous les autres, en plus de ses propres responsabilités.
Un jour, à l'hôpital, il vit arriver un vieil homme décharné, à l'haleine puante et aux pieds sales. Qasim Ibn Sina avait des jambes d'échassier aux genoux en boule et une touffe mitée de barbe blanche. Il ne savait pas son âge et n'avait pas de domicile, ayant travaillé presque toute sa vie d'une caravane à l'autre. Pas de famille non plus, mais Allah veillait sur lui.
« J'ai voyagé partout, maître.
– Jusqu'en Europe, d'où je viens ?
– Presque partout. Je suis arrivé hier avec une caravane de laine et de dattes venant de Qom. En chemin, la douleur m'a frappé comme un djinn maléfique.
– Ou avais-tu mal ? »