Bostock comptait repartir peu de jours après pour l'Europe.
« J'allais à Constantinople pour les affaires de l'Eglise et je n'ai pu m'empêcher de continuer vers l'est. Le roi d'Angleterre anoblit tout marchand qui ose trois grands voyages pour ouvrir au commerce anglais les pays étrangers. J'ai pensé à la route de la soie et finalement je rapporte de Perse des tapis et des tissus précieux. Mais le profit est mince car il me faut entretenir une petite armée pour tout rapporter sans risque en Angleterre. »
Rob pensait trouver des rapprochements entre leurs itinéraires, mais le marchand était d'abord passé par Rome.
« Combinant mes affaires avec une mission pour l'archevêque de Canterbury, j'ai vu au palais du Latran le pape Benoît IX qui m'a commandé, au nom du Christ, de porter à Constantinople des lettres papales pour le patriarche Alexis.
– Légat du pape ! s'écria Mary.
– Moins un légat qu'un messager, rectifia Rob sèchement, voyant Bostock ravi d'éblouir sa femme.
– Depuis six cents ans, l'Eglise d'Orient s'oppose celle de Rome, qu'on déteste à Constantinople, où Alexis est tenu pour l'égal du pape. Ses prêtres barbus sont mariés ! Ils ne prient ni Jésus ni Marie et n'ont pas le respect de la Sainte Trinité. »
Rob quitta la pièce quelques instants pour aller chercher du vin et entendit avec surprise les questions de Bostock à Mary.
« Vous êtes chrétienne ? Pourquoi êtes-vous engagée avec ce Juif ? Avez-vous été prise par des pirates ? des musulmans ? Vous a-t-il achetée ?
– Je suis sa femme », dit-elle fermement.
Dans la salle voisine, Rob eut un sourire sans joie : tel était le mépris de cet Anglais pour lui qu'il ne prenait même pas la peine de baisser la voix.
« Je peux vous emmener dans ma caravane avec l'enfant. Vous aurez une litière et des porteurs jusqu'à ce que vous puissiez monter à cheval, près l'accouchement.
– C'est impossible, maître Bostock. J'appartiens mon mari, heureuse et de mon plein gré », dit Mary, tout en le remerciant d'un ton froid.
Il répondit gravement que c'était son devoir de chrétien. Il espérait que tout homme en ferait autant pour sa fille si jamais, Dieu l'en préserve !, elle se trouvait dans la même situation.
Rob Cole revint, brûlant de se jeter sur Bostock, mais Jesse ben Benjamin respecta l'hospitalité orientale, et versa du vin à son hôte au lieu de l'étrangler. La conversation, tendue, s'éteignit peu à peu ; le repas fini, le marchand prit congé. Restés seuls, Rob et Mary, chacun plongé dans ses propres réflexions, débarrassèrent la table des restes du repas.
« Rentrerons-nous jamais chez nous ? demanda-t-elle.
– Bien sûr !
– Bostock n'était pas ma dernière chance ?
– Je te le jure.
– Il a raison de payer une escorte pour le protéger. La route est si dangereuse... Deux enfants pourront-ils survivre à un si long voyage ?
– A partir de Constantinople, nous serons des chrétiens et nous trouverons une caravane sûre.
– Et d'ici à Constantinople ? »
Il l'aida à s'allonger et la tint serrée contre lui comme une enfant.
« J'ai appris un secret en voyageant jusqu'ici. Je resterai Jesse ben Benjamin et nous serons pris en charge par les villages juifs les uns après les autres, nourris, logés, protégés et guidés, comme celui qui traverse une rivière dangereuse, avec prudence, pierre après pierre. »
Il aimait dormir tout contre ce large ventre où l'on sentait bouger l'enfant. Une nuit, l'impression d'une chaleur humide le réveilla : Mary perdait les eaux. Il courut chercher Nitka la sage-femme et la ramena par les rues obscures à la lueur d'une torche, suivie de ses deux fils qui portaient la chaise d'accouchement. On l'installa près du foyer, où Rob alluma du feu car la nuit était fraîche, et Mary s'assit, toute nue, comme sur un trône. Le petit Rob J. fut confié aux deux garçons, qui le garderaient chez eux le temps qu'il faudrait.
La chaise était faite pour résister aux coups et aux ruades. Dès la première douleur, Mary se cramponna aux poignées en pleurant. A la troisième contraction, Rob vint derrière elle, maintenant ses épaules contre le dossier et elle montra les dents avec un grognement de louve comme pour mordre. Habitué aux amputations, endurci par l'expérience des pires maladies, il ne supportait pas le voir souffrir sa femme. Nitka le mit dehors.
Il avait perdu la notion du temps quand le souci du feu qui risquait de s'éteindre le ramena dans la chambre. La tête du bébé apparaissait entre les cuisses écartées et la sage-femme pressait le travail.
« Allez, pousse maintenant ! »
Au bout d'un long moment, on entendit enfin le premier vagissement.
« Encore un garçon, annonça Nitka en débarrassant de ses mucosités la bouche minuscule avec l’extrémité de son petit doigt.
– C'était beaucoup plus facile que la première fois », dit Mary.
Nitka lui fit sa toilette, la réconforta, puis envoya Rob enterrer le placenta dans le jardin. Il la paya généreusement et elle s'en alla, contente.
Restés seuls, ils s'embrassèrent. Mary demanda l'eau et baptisa son fils Thomas Scott Cole. Un peu moins grand que son frère, c'était un solide petit d'homme aux yeux bruns, avec une touffe de cheveux noirs où l'on devinait déjà les reflets roux sa mère. Observant les yeux, la forme de la tête, large bouche et les doigts fins, Rob retrouva les traits de ses frères William et Jonathan le jour de leur naissance. « Un bébé Cole est toujours facile à reconnaître, dit-il à Mary.
68. LE DIAGNOSTIC
QASIM s'occupait des morts depuis deux mois quand sa douleur abdominale le reprit.
« C'est comme si j'avais un djinn dans le ventre qui me griffe les intérieurs, les tord et les déchire », dit-il à Rob qui l'interrogeait.
Ayant réussi à s'effrayer lui-même, il regarda le hakim d'un air suppliant pour être rassuré. Il n'était plus fiévreux comme lors de la crise qui l'avait amené au maristan et son ventre restait souple. Rob lui prescrivit de boire fréquemment une infusion à base de vin et de miel, que Qasim prit avec plaisir car il était buveur et la sobriété imposée par les règles religieuses l'avait fort éprouvé. Il passa donc quelques semaines agréables, dans un état de légère ébriété, à traîner en bavardant avec les uns et les autres. Les sujets ne manquaient pas.
L'imam Qandrasseh avait quitté la ville malgré sa victoire sur le chah. On disait qu'il avait fui chez les Turcs seldjoukides et qu'il en reviendrait avec-une armée pour déposer Ala et mettre à sa place un musulman de stricte observance – lui-même peut-être ? – sur le trône de Perse. En attendant, rien n'avait changé, les sinistres mullahs continuaient à arpenter les rues, car le vieux renard avait laissé son disciple Musa ibn Abbas comme gardien de la foi à Ispahan.
Le roi, invisible, ne bougeait plus de son palais ; plus d'audiences, ni fêtes, ni chasses, ni invitations à la cour depuis l'exécution de Karim. Si l'on avait besoin d'un médecin au palais, on demandait al-Juzjani ou un autre, en l'absence d'Ibn Sina, mais jamais Jesse ben Benjamin. Le dhimmi, en revanche, reçut un cadeau pour son second fils. C'était après la circoncision. Rob, cette fois, avait invité lui-même les voisins. Reb Asher Jacobi, le mohel, souhaita que l'enfant grandisse en vigueur pour une vie active et généreuse, on calma les cris du circoncis avec une mouillette de vin et il reçut le nom de Tarn, fils de Jesse.
Ala, qui n'avait rien offert à la naissance de Rob J., envoya un élégant petit tapis bleu pâle en laine mêlée de soie et frappé en bleu foncé de la couronne royale des Samanides. Rob le trouvait beau et voulait le mettre près du berceau, mais Mary, irritable depuis l'accouchement, s'y opposa. Elle acheta un coffre, en bois de santal pour éloigner les mites, et y rangea le tapis.