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En l'absence d'Ibn Sina, Rob participa à un jury d'examen. Honteux qu'on pût le croire envieux de place du maître, il fit pourtant de son mieux, se prépara comme un candidat et non un examinateur, posa des questions choisies pour faire valoir le savoir de l'étudiant et non pour l'embarrasser. Sur quatre candidats, trois furent reçus médecins. Le quatrième, convoqué pour la troisième fois sur l’insistance de son père, riche et puissante relation du hadji Davout Hosein, était un bon à rien, paresseux, négligent et indifférent aux malades ; il l'avait pas mieux préparé cet examen que les deux précédents. Rob le connaissait pour avoir fait ses études avec lui. Sachant quelle aurait été la décision d'Ibn Sina, il rejeta sans regret sa candidature, les autres examinateurs l'approuvèrent et la commission se sépara.

Quelques jours plus tard, Ibn Sina vint au maristan.

« Heureux retour, maître ! lui dit Rob avec joie.

– Je ne reviens pas », répondit le vieil homme, qui semblait las et usé.

Il voulait être examiné à fond par al-Juzjani et Jesse. Ils reprirent avec lui toute l'histoire de son mal : le double choc de la mort de Reza et de Despina. Une faiblesse grandissante qui lui rendait impossible le moindre effort. Il avait cru aux symptômes d'une mélancolie aiguë.

« Car nous savons tous que l'esprit peut produire dans le corps des phénomènes étranges et terribles. »

Mais, depuis peu, ses selles étaient mêlées de mucosités, de pus et de sang. Palpant, pressant, interrogeant et prêtant l'oreille, ils ne négligèrent rien et Ibn Sina, patiemment, se prêta à tout. Enfin, al-Juzjani, pâle, mais se voulant optimiste, diagnostiqua « un flux de sang, dû à l'aggravation des émotions ». L'intuition de Rob était autre. Il regarda son maître bien-aimé.

« Je crois qu'il s'agit d'une tumeur, au premier stade.

– Un cancer de l'intestin ? » dit Ibn Sina aussi calmement qu'il aurait parlé d'un patient sans l'avoir jamais vu.

Rob acquiesça, refusant de penser à ce que serait cette lente torture. Al-Juzjani enrageait d'être contredit ; l'amour même qu'il éprouvait pour son ami l'empêchait d'admettre l'horrible vérité.

« Vous êtes encore robuste, dit Rob en prenant les mains de son maître. Tenez le ventre libre pour éviter l'accumulation de bile noire qui aggraverait le cancer. Mais je prie Dieu de m'être trompé.

– Prier ne peut pas faire de mal », dit Ibn Sina en souriant.

69. LES MELONS VERTS

 

UN jour de sécheresse et de poussière, vers la fin de l'été, une caravane venant du nord-est émergea d'un nuage poudreux. Cent seize chameaux, remuant leurs clochettes et crachant sous leur charge de minerai, traversèrent Ispahan à la queue leu leu. De ce minerai, Ala avait espéré que Dhan Vangalil tirerait beaucoup d'armes d'acier bleu ; les essais du forgeron prouvèrent plus tard que le fer en était trop tendre. Mais, ce soir-là, les nouvelles qu'apportait la caravane avaient créé une certaine excitation ici et là dans la ville. Un nommé Khendi, capitaine des chameliers, fut convoqué au palais pour répéter au chah le détail de ses informations, puis on le mena au maristan raconter son histoire aux médecins.

Des mois auparavant, Mahmud, le sultan de Ghazna, était tombé gravement malade, avec de la fièvre et tant de pus dans la poitrine qu'il lui était venu sur le dos une grosse tumeur molle ; les médecins avaient décidé de la vider pour sauver la vie du patient. On avait, paraît-il, enduit le dos du sultan d'une fine couche d'argile de potier. L'un des jeunes médecins s'étonna, mais al-Juzjani connaissait la réponse.

« On observe attentivement l'argile, et là où elle sèche le plus vite, c'est la région la plus chaude de la peau, celle où il faut inciser. »

Sous le scalpel, le pus avait aussitôt jailli et l'on avait posé des drains pour éliminer le reste.

« La lame était-elle arrondie ou pointue ? demanda al-Juzjani.

– L'avait-on drogué pour atténuer la douleur ?

– Les drains étaient-ils des mèches d'étain ou de lin ?

– Le pus était-il foncé ou clair ?

– Y a-t-on trouvé des traces de sang ?

– Seigneurs ! Messeigneurs, je suis capitaine de chameliers et non hakim, s'écria Khendi affolé. Je ne peux vous dire qu'une chose, maîtres.

– Quoi donc ?

– Trois jours après l'opération, le sultan de Ghazna était mort. »

Ala et Mahmud avaient été deux jeunes lions, chacun succédant trop tôt à un père puissant, s'épiant l'un l'autre : Ghazna mangerait-il la Perse ou la Perse Ghazna ? Il ne s'était rien produit et Ala n'avait cessé de rêver au combat singulier, sur le front des troupes, qui le ferait enfin roi des rois. Allah avait décidé, maintenant, qu'il n'y aurait pas de combat singulier.

Quatre jours après l'arrivée de la caravane, trois espions revinrent à Ispahan, allèrent l'un après l'autre rendre compte au palais, et le chah commença à comprendre, à la lumière de leurs rapports, ce qui s'était passé à Ghazna. Après la mort du sultan, son fils Muhammad avait été évincé par son frère Masud avec le soutien de l'armée. Muhammad en prison et Masud sur le trône, les funérailles de Mahmud mêlèrent en plein délire la douleur des adieux et la fête frénétique. Puis le nouveau sultan réunit les chefs pour leur déclarer son intention d'entreprendre ce que son père n'avait jamais fait : marcher sur Ispahan sans délai.

Voilà ce qui tirait enfin Ala de son palais. Ce projet d'invasion ne lui déplaisait pas, et cela pour deux raisons. Sachant Masud impulsif et inexpérimenté, il y voyait une chance de mesurer sa valeur militaire à celle de ce blanc-bec. Par ailleurs, les Persans avaient dans l'âme un penchant pour la guerre, et il les croyait prêts à accueillir le conflit comme une diversion aux pieuses restrictions imposées par les mullahs. Il réunit ses officiers en conférence, où le vin et les femmes mettaient un air de fête, et l'on se pencha sur les cartes : de Ghazna, une seule route était praticable pour une troupe importante. Masud devait traverser les chaînes et les collines au nord du Dacht-i Kevir, contournant le grand désert par la région de Hamadhan avant d'obliquer vers le sud. Ala décida qu'une armée persane marcherait sur Hamadhan pour prévenir l'attaque d'Ispahan.

On ne parlait que de cela, même au maristan. Rob ne se sentait pas impliqué dans la guerre. Il avait payé sa dette vis-à-vis du roi ; après l'expédition indienne, il ne voulait plus jamais être soldat et craignait donc d'être convoqué. Il apprit avec stupéfaction qu'Ibn Sina s'était porté volontaire pour diriger l'équipe médicale de l'armée.

« Quel gâchis d'envoyer un cerveau pareil à la guerre ! Il est vieux et n'y survivra pas.

– Il n'a pas soixante ans, mais il tient à cette dernière campagne, soupira al-Juzjani. Avec l'espoir, peut-être, d'une flèche ou d'un coup de lance : une mort plus rapide que celle qui l'attend. »

Al-Juzjani devenait médecin-chef ; triste promotion pour la communauté médicale qui perdait la direction d'Ibn Sina. Rob consterné se voyait chargé de multiples tâches que l'un et l'autre ne pouvaient plus assumer, sans compter les cours de plusieurs médecins qui partaient avec l'armée. Il devint en outre membre permanent du jury d'examen et du comité chargé de la coordination entre l'école et l'hôpital. La première réunion de ce comité à laquelle il assista se tenait chez Rotun bin Nasr ; directeur de l'école à titre honorifique, il avait prêté son superbe appartement et donné des ordres pour le repas qui serait servi aux médecins.