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N'osant examiner les autres organes, il recousit soigneusement le corps – pour une éventuelle résurrection –, ceignit les hanches d'un grand linge, croisa les poignets et les attacha. Puis il l'enveloppa d'un linceul et le reporta à la morgue en attendant l'inhumation du lendemain matin.

« Merci, Qasim, dit-il d'un air sombre. Repose en paix. »

Emportant une chandelle aux bains du maristan, il s'y lava minutieusement et changea de vêtements, mais l'odeur de la mort semblait le poursuivre et il se frotta les mains et les bras avec une eau de senteur. Dehors, dans la nuit, la peur ne le quittait pas, il ne pouvait croire à ce qu'il avait fait. L'aube était proche quand il se coucha enfin. Mary le trouva le matin profondément endormi, et resta pétrifiée en respirant, comme la présence d'une autre femme, un parfum de fleurs dans sa maison.

71. L'ERREUR D'IBN SINA

 

« JE vais te montrer un trésor », dit Yussuf ul-Gamal.

C'était une copie du Canon de médecine d'Ibn Sina, faite par un scribe de ses amis qui voulait la vendre. Les lettres noires, dessinées avec amour, ressortaient sur l'ivoire des pages. Le manuscrit comptait plusieurs cahiers, faits de grandes feuilles de vélin pliées et coupées pour être tournées une à une ; puis on avait cousu les cahiers, réunis sous une couverture de fine peau d'agneau. Rob demanda le prix.

« Il en veut quatre-vingts bestis d'argent. »

Le hakim fît la moue, il n'était pas assez riche, Mary, oui, mais maintenant...

« Je peux te le garder deux semaines. Tu auras l'argent d'ici là ?

– Bon, garde-le. Si c'est la volonté de Dieu... »

Rob posa une forte serrure sur la porte de la chambre près de la morgue ; il y apporta une seconde table, des scalpels et tout un matériel pour écrire et dessiner. Puis un jour, avec quelques étudiants robustes, il rapporta du marché la carcasse fraîche d'un porc. Personne ne s'étonna qu'il voulût procéder à quelque dissection. Alors, resté seul cette nuit-là, il déposa sur la table libre le cadavre d'une jeune femme nommée Melia, morte quelques heures plus tôt. Il était cette fois plus impatient et moins effrayé, ayant réfléchi sur sa peur. Pas de sorcellerie dans sa démarche, mais le travail du médecin pour protéger la plus belle création de Dieu en approfondissant la connaissance d'un être si complexe et si intéressant.

Ouvrant le porc et la femme, il entreprit la comparaison minutieuse des deux anatomies. Inspectant d'abord la région de l'affection abdominale, il vit immédiatement que le caecum du porc, au début du gros intestin, mesurait près de dix-huit pouces de long, tandis que celui de la femme n'en faisait pas plus de deux ou trois, les largeurs étant en proportion. Et puis, quelque chose était attaché au caecum humain : on aurait dit un ver de terre rose ! Or, le porc n'en avait pas, et l'on n'avait jamais observé un pareil appendice sur aucun porc.

Il ne se pressa pas de conclure. La petite taille du caecum chez la jeune femme pouvait être une anomalie et le « ver », une forme rare de tumeur. Mais, les nuits suivantes, il ouvrit le corps d'un adolescent, ceux d'une femme d'un certain âge et d'un bébé de six mois. Il trouva chaque fois le même appendice : les organes humains n'étaient pas identiques à ceux du porc.

« Sacré Ibn Sina, murmura-t-il. Tu t'es trompé ! »

Malgré les écrits de Celsus et l'enseignement de milliers d'années, l'homme et la femme étaient uniques. Qui sait quels mystères étonnants on pourrait découvrir et expliquer rien qu'en interrogeant l'intérieur des corps ?

Avant de rencontrer Mary, Rob avait toujours été seul et abandonné. Abandonné, il l'était de nouveau et ne pouvait le supporter. En rentrant une nuit, il se coucha près d'elle entre les lits des enfants endormis. Il n'essaya pas de la toucher, mais elle se retourna comme une bête sauvage et le gifla. Grande et forte comme elle était, elle lui fit mal. Il lui prit les mains et les lui plaqua sur les hanches.

« Folle ! dit-il.

– Ne m'approche pas quand tu reviens des bordels persans ! »

Il pensa enfin aux aromates du maristan.

« Je m'en sers quand j'ai disséqué des animaux. »

Elle ne dit rien, puis tenta de se dégager. Il sentit contre lui son corps familier et l'odeur de ses cheveux roux.

« Mary ».

Elle se calma, peut-être à cause de ce qu'elle devina dans sa voix. Pourtant, en s'approchant pour l'embrasser, il s'attendait presque à être mordu et il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'elle lui rendait son baiser. Libérant ses mains, il fut infiniment heureux de toucher des seins qui n'étaient pas raidis par la mort mais par le désir. Il ne savait pas si elle pleurait ou gémissait d'excitation. Sous son ventre chaud, les viscères gris et roses bougeaient et roulaient comme des créatures marines, mais ses membres étaient souples, tièdes et, quand il glissa en elle un doigt, puis deux, il la retrouva ardente, onctueuse et vivante.

Ils partirent ensemble comme à l'assaut d'un ennemi invisible, d'un djinn à exorciser. Elle enfonçait ses ongles dans son dos en se pressant contre lui, au rythme de mains qui battent. Finalement ils se rejoignirent dans un cri et les enfants, s'éveillant, crièrent aussi. Si bien que tous quatre riaient et pleuraient ensemble – les adultes faisant les deux à la fois.

Le petit Rob J. se rendormit et Mary, en donnant le sein au bébé, raconta calmement à Rob comment Ibn Sina était venu la voir pour lui dire ce qu'elle devait faire. Il apprit ainsi comment sa femme et le vieil homme lui avaient sauvé la vie. Il fut surpris et choqué de l'intervention d'Ibn Sina. Il avait déjà deviné le reste.

Quand Tarn fut couché, il la prit dans ses bras et lui dit qu'il l'avait choisie pour toujours, puis elle s'endormit à son tour. Il resta éveillé, les yeux au plafond. Les jours suivants, elle sourit beaucoup mais avec encore un reste de crainte qu'il s'irritait de ne pouvoir effacer malgré ses témoignages de reconnaissance et d'amour.

Un matin, soignant l'enfant d'un courtisan, il vit près de son lit le tapis samanide, et reconnut chez le petit malade le teint basané, le nez déjà busqué, les yeux de son propre enfant. Mais c'étaient aussi les traits de William, le frère qu'il avait perdu. Avant et après le voyage à Idhaj, il avait fait l'amour avec Mary : pourquoi Tarn ne serait-il pas son fils ?

Ils s'aimèrent tendrement cette nuit-là. Pourtant, quelque chose avait changé. Il alla s'asseoir seul dans le jardin baigné de lune, près des fleurs, maintenant fanées par l'automne, qu'elle avait cultivées avec tant de soin. Tout change, se dit-il. Elle n'était plus la jeune fille qui l'avait suivi dans le champ de blé ; il n'était plus celui qui l'y avait Conduite.

Et ce n'était pas la moindre de ses dettes envers Ala. Il brûlait de s'en acquitter.

72. L'HOMME TRANSPARENT

 

UN formidable nuage de poussière se leva vers l'est et, contrairement à ce que l'on croyait, ce n'était pas une grande caravane, mais une armée qui marchait vers Ispahan. Quand les soldats furent aux portes, on reconnut les Afghans. Ils s'arrêtèrent hors de l'enceinte et leur commandant, un jeune homme en robe bleue et turban de neige, entra dans la ville avec quatre officiers. Personne ne l'arrêta ; l'armée d'Ala l'ayant suivi à Hamadhan, les portes n'étaient gardées que par une poignée de vieux militaires qui s'enfuirent devant les étrangers. Le sultan Masud parcourut donc les rues en toute sécurité. Les Afghans mirent pied à terre près de la mosquée du Vendredi, y rejoignirent les fidèles pour la troisième prière et restèrent ensuite plusieurs heures avec l'imam Musa ibn Abbas et sa coterie de mullahs.

La plupart des habitants ne virent pas le sultan, mais, sachant qu'il était là, on monta sur les remparts pour observer les hommes de Ghazna : des brutes en pantalons déchirés et tuniques larges. Certains portaient le pan de leur turban autour du visage pour se protéger de la poussière et du sable pendant le voyage. Leurs légers matelas de campagne étaient roulés derrière la selle des poneys. Ils s'amusaient à manier leurs arcs en regardant la riche cité, avec ses femmes sans défense, comme des loups devant une garenne de lièvres. Mais ils étaient disciplinés et patientèrent jusqu'au retour de leur chef.