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« Que peut bien tramer Masud avec les mullahs ? demanda Rob à al-Juzjani.

– Ses espions l'ont sans doute informé de leurs mauvais rapports avec Ala ; pensant régner ici un jour, il veut s'assurer l'obéissance et la bénédiction de la mosquée. »

En effet, Masud rejoignit ses soldats sans qu'il y ait eu de pillage. Le sultan semblait très jeune mais il avait, comme le chah, le visage fier et cruel d'un rapace. Il déroula son turban blanc, qui fut soigneusement rangé, et en mit un noir et sale pour reprendre sa marche. Les Afghans prirent la route du nord, comme l'avait fait l'armée du roi. Ala s'était trompé en croyant les surprendre à Hamadhan ; le gros de leurs troupes devaient y être déjà. Masud avait déjoué le piège.

« Nous pouvons aller prévenir les Persans ?

– C'est trop tard, sinon le sultan ne nous aurait pas laissés en vie. De toute façon, ajouta al-Juzjani avec ironie, si Qandrasseh est parti pour ramener les Seldjoukides à Ispahan, ni Ala ni Masud ne régneront sur la Perse. Les Seldjoukides sont terri-les et aussi nombreux que les sables de la mer.

– S'ils arrivent ou si Masud prend la ville, que deviendra le maristan ?

– L'hôpital fermera quelque temps et nous fuirons nous mettre à l'abri, puis nous sortirons de nos trous et la vie reprendra comme avant. J'ai servi une demi-douzaine de rois avec notre maître, ils viennent et s'en vont, mais le monde a toujours besoin de médecins. »

Rob demanda de l'argent à Mary pour le Canon et, quand le livre fut à lui, il le regarda avec respect car c'était le seul qu'il ait jamais eu. Mais il consacrait peu de temps à la lecture car il disséquait plusieurs nuits par semaine et commençait à dessiner, ne gardant que le minimum de sommeil indispensable pour son travail du jour au maristan. Sur un des cadavres, celui d'un jeune homme poignardé dans une bagarre d'ivrognes, il constata que l'appendice du caecum, plus large qu'à l'ordinaire, était rouge et irrité : il vit là le mal à ses débuts, quand le patient ressent, par intermittence, les premières douleurs. Il pouvait à présent suivre d'un bout à l'autre les progrès de la maladie, de l'infection initiale jusqu'à la mort. Reprenant toutes ses observations, il en rédigea un résumé précis et bien ordonné dans son livre de notes.

Ses investigations sur les cadavres étant limitées aux parties dissimulées par le linceul, les pieds et la tête en restaient exclus et l'examen d'une cervelle de porc ne lui suffisait pas. Son respect pour Ibn Sina était intact, mais il avait compris qu'ayant reçu lui-même, sur le squelette et les muscles, un enseignement insuffisant, il en avait transmis les lacunes et les erreurs.

Il travaillait patiemment, découvrait et dessinait chaque muscle avec sa structure et sa forme particulières, les différents types d'insertion ; il faisait de même pour les os et les articulations. Autant de documents sans prix pour apprendre aux jeunes médecins à traiter entorses et fractures.

Il remettait chaque fois à la morgue le corps recousu et enveloppé d'un suaire, et emportait ses dessins chez lui. Il ne craignait plus la damnation, mais restait conscient des risques terribles qu'il courait, et dans la petite pièce sans air, à la lumière vacillante de la lampe, il sursautait à chaque bruit, glacé de terreur s'il entendait marcher. Il avait raison d'avoir peur. Un jour qu'il avait pris à la morgue le corps d'une vieille femme, il vit venir à lui un infirmier portant un cadavre. L'homme le salua et lui proposa son aide.

« Merci, elle n'est pas lourde », dit Rob et, précédant l'infirmier, il reporta la femme dans la salle mortuaire, qu'ils quittèrent ensemble.

Il trouva une autre fois le hadji Davout Hosein devant la chambre de Qasim.

« Qu'y a-t-il dans cette pièce ? Pourquoi est-elle fermée ?

– J'y dissèque un porc. »

Le hadji lui jeta un regard dégoûté. Il se montrait depuis peu particulièrement soupçonneux, les mullahs l'ayant chargé de signaler toute infraction à la loi islamique, tant à la madrassa qu'au maristan. Le lendemain matin, la porte était forcée et les instruments en désordre : aucun ne manquait et le cochon était toujours sur la table. On n'avait rien trouvé pour incriminer Rob mais l'intrusion pouvait le faire frémir ; tôt ou tard, il serait découvert.

Il attendit deux jours sans être inquiété. Puis, alors qu'il s'entretenait tranquillement avec lui, un vieillard mourut. La nuit, il ouvrit le corps pour y chercher la cause d'une fin si douce : l'artère qui alimentait le cœur et les membres inférieurs était desséchée et réduite comme une feuille flétrie. Dans le cadavre d'un enfant, il découvrit d'où le cancer tenait son nom : la tumeur avide en forme de crabe étendait ses pinces et ses griffes dans toutes les directions. Ailleurs il vit un foie devenu jaunâtre et dur comme du bois.

La semaine suivante, il disséqua une femme enceinte de plusieurs mois et dessina la matrice dans le ventre gonflé, comme un vase renversé abritant la vie qui s'y était formée. Il lui donna les traits de Despina, à jamais stérile, et l'appela la Femme enceinte. Et une nuit, assis à sa table de dissection, il créa un jeune homme qui avait le visage de Karim, imparfait sans doute mais reconnaissable pour qui l'avait aimé. Il dessina le corps comme si la peau avait été de verre, et ce qu'il ne pouvait pas voir, il le représenta d'après ce qu'en avait dit Galien. Il savait que certains détails étaient inexacts mais le dessin était remarquable car on y voyait les organes et les vaisseaux sanguins comme si l'œil de Dieu regardait au travers de la chair.

Il termina son dessin dans l'exaltation, le signa, le data et l'appela l'Homme transparent.

73. LA MAISON DE HAMADHAN

 

ON n'avait aucune nouvelle de la guerre. Quatre caravanes de ravitaillement étaient parties, comme prévu, à la recherche de l'armée mais on ne les avait jamais revues ; sans doute, ayant retrouvé Ala, avaient-elles rejoint ses troupes. Et puis, un après-midi, juste avant la quatrième prière, un cavalier arriva pour annoncer le désastre.

Quand Masud s'était arrêté à Ispahan, ses forces étaient déjà engagées contre les Persans. Il avait envoyé deux de ses meilleurs généraux organiser l'attaque. Cachés derrière le village d'al-Karaj, ils avaient scindé leurs troupes en deux corps, qui avaient surpris Ala sur ses deux flancs, se rejoignant en vaste mouvement tournant pour l'encercler, comme pris au filet.

Les Persans avaient tenté de se reprendre et s'étaient vaillamment battus, mais, débordés, ils avaient perdu du terrain, pour découvrir enfin qu'une troisième armée, conduite par le sultan, attaquait leurs arrières. La cavalerie de Masud, peu nombreuse et rompue aux manœuvres perfides, renouvela la bataille historique des Romains et des Parthes : harcelant l'ennemi, elle disparaissait pour sans cesse reparaître. Puis, à la faveur d'une tempête de sable, Masud lança contre les Perses décimés et désorganisés une offensive générale de ses trois armées. Au matin, le soleil se leva sur ce qui avait été l'armée persane : des corps d'hommes et de bêtes sous un tourbillon de sable. Quelques-uns s'étaient échappés ; Ala était-il parmi eux ? Le messager n'en était pas sûr.

« Qu'est devenu Ibn Sina ? lui demanda al-Juzjani.

Il a quitté l'armée bien avant al-Karaj. Une douleur terrible lui enlevait tous ses moyens et, avec la permission du chah, le plus jeune des médecins, Bibi al-Ghuri, l'a emmené à Hamadhan. Le maître y a encore une maison qui appartenait à son père.