Выбрать главу

– Je la connais. »

Sachant que le chirurgien voudrait s'y rendre, Rob demanda à l'accompagner ; il perçut dans son regard un éclair de jalousie, vite réprimé, et ils partirent immédiatement.

Ce fut un voyage triste et pénible. Al-Juzjani était accablé de chagrin ; ils pressaient leurs montures, craignant d'arriver trop tard. Ils avaient fait un détour par l'est pour éviter la guerre. Peut-être durait-elle encore dans la région de Hamadhan. Mais, quand ils atteignirent la capitale qui donnait son nom à tout le territoire, ils la trouvèrent paisible et endormie, sans aucune trace du grand massacre qui s'était produit quelques milles plus loin.

La maison de pierre et de boue convenait mieux à Ibn Sina que sa grande propriété d'Ispahan ; comme ses vêtements habituels, elle était vieille, quelconque et confortable. Mais il y régnait l'odeur de la maladie. Rob, prié d'attendre à la porte de la chambre, fut surpris puis inquiet d'entendre des murmures, suivis du son parfaitement identifiable d'un coup de poing. Le jeune Bibi al-Ghuri surgit, pâle, en larmes, et sans saluer Rob se précipita hors de la maison. Al-Juzjani reparut peu après, suivi d'un mullah.

« Ce jeune charlatan a tué Ibn Sina : il lui a fait prendre des graines de céleri pour libérer le ventre, mais au lieu de deux danaqs il lui en a donné cinq dirhams, c'est-à-dire quinze fois la dose, et depuis cette purge brutale, le maître ne cesse de perdre du sang en abondance. Quelle cruelle ironie ! Le grand médecin victime d'un hakim imbécile... »

Rien ne pouvait le consoler.

« Le maître sait-il ?

– Oui, dit le mullah, Il a libéré ses esclaves et donné ses biens aux pauvres. »

Dans la chambre, Rob fut bouleversé. En quatre mois, Ibn Sina avait fondu, les yeux clos étaient enfoncés, les traits creusés, le teint de cire. L'erreur d'al-Ghuri n'avait fait que hâter l'inévitable issue du cancer. Il lui prit les mains, et y sentit si peu de vie qu'il ne trouva pas le courage de parler. Alors, les yeux s'ouvrirent et Rob lut dans le regard d'Ibn Sina qu'il avait compris sa pensée. Inutile de feindre.

« Maître, dit-il, comment se fait-il qu'un médecin, malgré tout ce dont il est capable, ne soit qu'une feuille dans le vent, et que le pouvoir réel n'appartienne qu'à Allah ? »

Il vit s'illuminer le visage ravagé, et comprit soudain.

« C'est l'énigme ?

– Oui, mon Européen... Et tu dois passer le reste de ta vie... à chercher... comment y répondre. »

Ibn Sina referma les yeux et Rob, après un silence, se mit à parler en anglais.

« J'aurais pu aller ailleurs sans déguisement. Dans le califat occidental, à Tolède, à Cordoue...

Mais j'ai entendu parler d'un homme, Avicenne, dont le nom arabe m'a donné la fièvre : Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina. »

Le vieil homme n'avait compris que son nom mais il rouvrit les yeux et ses mains pressèrent légèrement celles de Rob.

« Pour toucher l'ourlet de votre vêtement... Le plus grand médecin du monde. »

Il se rappelait à peine son père naturel, le pauvre charpentier épuisé par la vie. Le Barbier l'avait bien traité mais l'avait laissé à court d'affection.

« Voici le seul père que mon âme ait connu », se dit-il. Oubliant ce qu'il avait pu critiquer, il n'avait plus conscience que d'un besoin profond.

« Bénissez-moi », dit-il.

Les quelques mots hésitants qu'il entendit étaient de pur arabe mais il n'était pas nécessaire de les comprendre : Ibn Sina l'avait béni depuis longtemps. II lui donna le baiser d'adieu et, quand il partit, le mullah avait repris sa place et lisait à haute voix le Coran.

74. LE ROI DES ROIS

 

IL rentra seul à Ispahan. Al-Juzjani tenait à rester avec son maître mourant jusqu'à ses derniers moments.

« Nous ne le reverrons jamais », dit-il à Mary, qui détourna la tête et pleura comme un enfant.

A peine reposé, il courut au maristan. L'hôpital désorganisé était plein de désœuvrés et il fallut toute la journée s'occuper des patients, donner un cours sur les blessures et s'entretenir avec le hadji Davout Hosein de l'administration de l'école. Dans ces temps troublés, beaucoup d'étudiants, renonçant à leur apprentissage, avaient quitté la ville pour rentrer chez eux ; une équipe réduite devait assurer le travail. Heureusement, il y avait aussi moins de patients : les gens se souciaient plus de la guerre que de leurs maladies.

Ce soir-là, Mary avait les yeux rouges. Rob et elle s'étreignirent avec une tendresse qu'ils avaient presque oubliée. En partant le matin, il sentit que quelque chose avait changé : la plupart des boutiques étaient fermées au marché juif, et Hinda emballait fiévreusement ses marchandises.

« Qu'est-ce qui se passe ?

– Les Afghans. »

Sur les remparts, on s'alignait dans un silence pesant. L'armée de Ghazna était là : les fantassins dans la vallée, les cavaliers et les chameaux au flanc des collines ; plus haut, les éléphants, près des tentes des nobles et des officiers dont les étendards claquaient au vent. Au milieu du camp, la longue bannière des Ghaznavides faisait flotter sur fond orange sa tête de panthère noire.

« Pourquoi ne sont-ils pas entrés dans la ville ? demanda Rob à l'un des hommes du kelonter.

– Ils ont poursuivi Ala jusqu'ici. Il est dans les murs et Masud veut le voir trahi par son peuple. Si nous le livrons, nos vies seront épargnées, sinon, on fera de nos os une montagne sur la place centrale.

– Va-t-on le livrer ? »

L'homme eut un regard terrible et cracha.

« Nous sommes persans, et il est le chah. »

Rob rentra chez lui prendre son épée ; il dit à Mary de sortir celle de son père et de barricader la porte derrière lui, puis, remontant à cheval, il se rendit au palais. Il croisa en chemin quelques groupes inquiets ; il y avait peu de monde avenue des Mille-Jardins, personne aux portes du Paradis. Tout semblait à l'abandon et une seule sentinelle montait la garde.

« Je suis Jesse, hakim au maristan. Le chah m'a convoqué. »

Le jeune soldat parut hésiter, puis il s'effaça pour laisser passer le cheval. Rob s'arrêta derrière les écuries, là où s'était installé le forgeron indien. Dhan Vangalil et son fils aîné avaient été enrôlés dans l'armée ; sa famille était partie, laissant la maison déserte, et l'on avait détruit le four si soigneusement construit.

Sans rencontrer de garde, il attacha son cheval près du pont-levis et ses pas résonnèrent dans le palais vide. Enfin, dans un coin de la salle d'audience, il trouva Ala assis par terre, seul devant un pichet de vin et un échiquier. Aussi négligé que ses jardins, il avait la barbe hirsute, des poches violettes sous les yeux et sa maigreur accusait la dureté de son profil de faucon.

« Eh bien, dhimmi, tu viens prendre ta revanche ? » dit-il en voyant Rob debout, la main sur la garde de son épée.

Il fallut au dhimmi un moment pour comprendre que le roi parlait du jeu du chah. Haussant les épaules, il s'installa en face de lui et la partie commença.

« Des troupes fraîches », dit Ala sans humour en avançant un fantassin d'ivoire.

Rob s'étonna de l'absence de Farhad. Il avait fui, ce que n'aurait jamais fait Khuff. Zi l'éléphant était tombé devant al-Karaj, et son mahout avant lui, une lance en pleine poitrine.

« Assez parlé », fit soudain le chah et il s'absorba dans le jeu car son adversaire avait l'avantage.

Il essayait en vain ses vieilles ruses contre un joueur expérimenté qui avait appris à oser avec Mirdin, à prévoir avec Ibn Sina. La sueur perlait sur son front. Il ne lui resta plus, bientôt, que trois pièces : le roi, le général et un chameau. Rob s'empara du chameau, en regardant le roi dans les yeux, et, avec les cinq pièces qu'il avait encore, il réussit à capturer le général blanc. Alors, son général d'ébène mit en échec le roi d'ivoire.