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« Retire-toi, ô chah », dit-il doucement.

Il le dit trois fois, en disposant ses pièces de manière à interdire tout mouvement au vaincu.

« Chahtreng, dit-il enfin.

– Oui. Le supplice du roi », reprit Ala en balayant les figurines qui restaient sur l'échiquier.

Ils se regardèrent et Rob remit la main à son épée.

« Masud a dit que, si le peuple ne vous livrait pas, les Afghans tueraient les habitants et pilleraient la ville.

– Ils le feront, qu'on me livre ou pas. Il ne reste qu'une chance à Ispahan. Je défierai Masud en combat singulier : roi contre roi. »

Rob fronça les sourcils ; il aurait voulu le tuer, pas l'admirer. Il regarda le roi tendre son grand arc, ceindre l'épée d'acier que Vangalil lui avait forgée.

« Vous allez vous battre ? Maintenant ?

– C'est le moment.

– Vous voulez que je vous accompagne ?

– Non ! »

Le ton méprisant de l'exclamation n'irrita pas le dhimmi, au contraire. Mourir aux côtés du chah, pour une impulsion irréfléchie, n'aurait été ni raisonnable ni glorieux. Mais Ala s'était radouci.

« C'était une offre virile, dit-il. Réfléchis à la récompense que tu souhaiterais. A mon retour, je t'accorderai un calaat. »

Rob monta tout en haut du chemin de ronde, d'où l'on voyait les plus beaux quartiers d'Ispahan, les habitants sur les remparts, plus loin la plaine et le camp de Ghazna. Il attendit longtemps, les cheveux au vent, sans voir paraître le roi. L'aurait-il trompé ? S'était-il enfui ? Que ne l'avait-il tué tout à l'heure !

Il le vit enfin. Le chah sortait de la ville, sur son admirable étalon blanc qui caracolait en secouant impatiemment la tête. Il marcha sur le camp ennemi, puis s'arrêta et se dressa sur ses étriers pour crier son défi. Ses sujets aussitôt, se rappelant le duel légendaire du premier chahinchah, l'acclamèrent du haut des remparts.

En face, une petite troupe de cavaliers s'avança, précédée d'un homme au turban blanc, Masud sans doute, qui, lui, n'avait que faire des légendes. Et les archers à cheval surgirent des rangs afghans. Sans chercher à leur échapper, Ala se dressa à nouveau et hurla des insultes au jeune sultan qui lui refusait le combat. Les soldats allaient l'atteindre quand, brandissant son arc immense, il commença à fuir sur son beau cheval, qui avait à peine la place de galoper. Alors, se retournant sur sa selle, il décocha un trait qui abattit son premier assaillant. Un « tir parthe » exemplaire salué par les cris d'enthousiasme des habitants sur leur mur.

Mais une pluie de flèches lui avait déjà répondu. Quatre avaient aussi touché le cheval blanc, qui vomit un flot de sang avant de vaciller et de s'écrouler sur le sol avec son cavalier mort. Les Afghans attachèrent une corde aux chevilles d'Ala et le tirèrent dans leur camp, laissant derrière lui un sillage de poussière grise. Et, sans savoir pourquoi, Rob fut particulièrement choqué qu'ils aient traîné le roi la face contre terre.

Il mena le cheval brun dans l'enclos des écuries royales, le dessella et lui dit au revoir avec une tape amicale sur la croupe, puis, l'ayant vu rejoindre le troupeau, il referma soigneusement la porte. Dieu sait à qui il appartiendrait le lendemain ! Dans l'enclos des chameaux, il choisit deux jeunes et fortes chamelles. La première essaya de le mordre quand il s'approcha pour la brider mais le bon Mirdin lui avait appris comment convaincre les chameaux, et un solide coup de poing dans les côtes la rendit plus docile. Sans doute instruite par l'exemple, la seconde ne fit pas de difficultés. Il monta sur la plus grande et mena l'autre au bout d'une corde.

La ville était devenue folle, les gens affluaient de partout, portant des ballots, menant des bêtes chargées de leurs biens. Au marché, des commerçants avaient abandonné leurs marchandises, et Rob, ayant surpris des regards de convoitise autour des chamelles, tira son épée et la garda ostensiblement sur ses genoux. Il dut faire un détour pour éviter l'est d'Ispahan, où se pressaient tous ceux qui espéraient fuir par la porte orientale, à l'opposé du camp ennemi.

Quand il arriva chez lui, Mary ouvrit la porte à son appel, blême et l'épée de son père à la main.

« Nous rentrons », dit-il, et malgré sa peur elle murmura une prière d'action de grâces.

Il ôta le turban et l'habit persan pour remettre son caftan noir et son chapeau de cuir. Ils prirent le Canon d'Ibn Sina, les dessins anatomiques, roulés dans une tige de bambou, le cahier de notes et les instruments, l'échiquier de Mirdin, des vivres et quelques drogues, l'épée de Cullen et une petite boîte contenant leur argent ; tout cela fut chargé sur l'une des chamelles. Sur les flancs de l'autre, il suspendit, d'un côté un panier de roseaux, de l'autre un sac grossièrement tissé. Dans une fiole où restait un peu de buing, il trempa le bout de son petit doigt qu'il fit sucer par Rob J. et Tarn ; quand ils furent endormis, il installa l'aîné dans le panier, le bébé dans le sac et Mary monta entre eux sur le dos de la grande chamelle.

Il ne faisait pas tout à fait nuit quand ils quittèrent pour toujours la maison du Yehuddiyyeh, mais ils n'osèrent pas attendre car les Afghans pouvaient entrer dans la ville d'un instant à l'autre. L'obscurité était totale lorsqu'ils franchirent la porte occidentale déserte. La piste de chasse qu'ils suivirent à travers les collines passait si près du camp de Ghazna qu'ils entendaient les soldats chanter et crier, s'excitant au pillage.

Un instant, un cavalier sembla galoper à leur suite, puis le bruit des sabots s'éloigna. L'effet du buing commençant à se dissiper, Rob J. gémit et se mit à pleurer, assez fort pour les trahir, se dit son père, craignant le pire, mais Mary calma l'enfant en lui donnant le sein. Il n'y eut pas de poursuite. Ils laissèrent derrière eux le camp ennemi et, lorsque Rob se retourna, il vit un large nuage rose monter à l'horizon. Ispahan était en flammes.

Ils voyagèrent toute la nuit. Aux premières lueurs de l'aube, les collines étaient dépassées. Pas de soldats en vue. Rob avait le corps engourdi, et les pieds plus douloureux encore dès qu'il arrêtait de marcher. Les enfants pleurnichaient, leur mère gardait les yeux clos dans un visage défait. Il fallait avancer coûte que coûte vers l'ouest, forçant à chaque pas les jambes épuisées, jusqu'au premier village juif.

SEPTIÈME PARTIE

Le retour

75. LONDRES

 

ILS traversèrent la Manche le 24 mars 1043 et accostèrent à Queen's Hythe en fin d'après-midi. S'ils étaient arrivés à Londres par un beau jour d'été, peut-être le reste de leur vie aurait-il été différent, mais Mary mit pied à terre sous une averse de grésil, portant l'enfant qui, comme son père, n'avait pas cessé de vomir depuis la France jusqu'à la fin du voyage. Dès ce premier moment triste et glacé, elle détesta Londres et s'en méfia.

Il y avait à peine la place de débarquer : plus d'une vingtaine de sombres vaisseaux de guerre étaient à l'ancre et les bateaux de commerce remplissaient le port. Tous quatre, épuisés, allèrent dans une des auberges du marché que Rob se rappelait à Southwark, mais c'était un pauvre gîte, où grouillait la vermine, pour ajouter à leurs malheurs.

Le lendemain matin, il sortit très tôt à la recherche d'un logis et traversa le pont de Londres, bien entretenu, qui seul lui parut familier dans la ville en évolution. Les prés et les vergers avaient fait place à un méandre de rues aussi tortueuses que celles du Yehuddiyyeh. Au nord, les vieilles demeures de son enfance, entourées de champs et de jardins, étaient remplacées par des forges et des ateliers, dans la fumée, le bruit des marteaux et la puanteur des tanneries. Rien ne le satisfaisait : Cripplegate trop près des marais, Holborn et Fleet Street trop loin du centre, Cheapside trop peuplé de petits commerces. Plus au sud, l'encombrement était peut-être pire, mais il y avait vécu une époque héroïque. Il se retrouva au bord du fleuve.