— Bien sûr, dit le plus jeune. Si vous avez la peau de la bonne couleur.
Il avait pour sa part le teint mat et des cheveux noirs frisés. Il avait pris une expression amère et contractée.
— C’est un macaroni, dit le plus âgé.
— Eh bien, dit Juliana, est-ce que l’Italie n’a pas gagné la guerre ?
Elle eut pour le jeune chauffeur un sourire auquel l’autre ne répondit pas. Au contraire, ses yeux sombres se mirent à lancer des flammes, et il se détourna.
Elle était désolée, mais elle ne dit rien. Je ne peux pas t’éviter – ni à personne d’autre – d’avoir la peau foncée, disait-elle en elle-même. Elle pensait à Frank. Elle se demandait s’il vivait toujours. Il disait la chose qu’il ne fallait pas dire ; il parlait à tort et à travers. Non, se dit-elle. Jusqu’à un certain point, il aimait les Japonais. Peut-être s’identifiait-il avec eux parce qu’ils sont affreux à voir. Elle avait toujours dit à Frank qu’il était affreux. Des pores dilatés. Un gros nez. Sa peau à elle était d’une texture très fine, exceptionnelle. Est-ce qu’il est tombé mort, privé de moi ? Un « fink » c’est une sorte d’oiseau, un pinson. Et l’on dit que les oiseaux meurent.
— Vous reprenez la route ce soir ? demanda-t-elle au jeune chauffeur italien.
— Demain.
— Si vous n’êtes pas heureux aux États-Unis, pourquoi ne vous établissez-vous pas ici d’une manière permanente ? demanda-t-elle. J’ai vécu dans les Montagnes Rocheuses très longtemps et ça n’était pas si mal. J’ai habité San Francisco, sur la côte du Pacifique. Ils ont aussi le problème de la couleur, là-bas.
Tout en restant penché sur le comptoir, il lui lança un rapide coup d’œil et lui répondit :
— Madame, c’est déjà assez moche d’avoir à passer une journée et une nuit dans une ville comme celle-ci. Vivre ici ? Seigneur – si je pouvais trouver un boulot d’un autre genre, n’importe lequel, et ne plus être obligé de passer ma vie sur les routes et de bouffer dans des gargotes comme celle-ci…
Il se tut, parce qu’il avait remarqué que le cuisinier devenait écarlate. Il se mit à boire son café.
— Joe, tu es snob, lui dit le chauffeur plus âgé.
— Vous pourriez habiter Denver, dit Juliana. C’est plus gentil qu’ici.
Je vous connais, vous autres Américains de la Côte Est, se disait-elle. Vous aimez la grande vie. Vous échafaudez des projets grandioses. Les Montagnes Rocheuses, pour eux, c’est la cambrousse. Rien ne s’y est passé depuis avant la guerre. Des vieux à la retraite, des agriculteurs, tous les gens stupides, obtus, pauvres… Et tous les gars malins sont partis vers l’Est, vers New York, en traversant la frontière légalement ou pas. Parce que c’est là que se trouve l’argent, celui que rapporte abondamment l’industrie. L’expansion. Les investissements allemands ont fait énormément… il ne leur a pas fallu longtemps pour rétablir la prospérité des États-Unis.
Le cuisinier parlait à présent d’une voix rauque et furieuse.
— Dis donc, mon vieux, je n’aime pas particulièrement les Juifs, mais en 49 j’ai vu des réfugiés israélites fuir les États-Unis, alors tu peux te les garder, tes États-Unis. Si on a énormément reconstruit par là-bas, si l’argent y est facile, c’est parce qu’on a dépouillé les Juifs avant de les chasser de New York à coups de pied dans le cul, avec leur saloperie de loi nazie de Nuremberg. Quand j’étais môme j’habitais Boston ; je n’aimais pas plus que ça les Juifs mais je n’aurais jamais pensé que cette loi raciale nazie serait appliquée aux États-Unis, même après avoir perdu la guerre. Je suis étonné que tu ne te sois pas engagé dans les forces armées des États-Unis, prêt à envahir quelque petite république d’Amérique du Sud pour ouvrir un nouveau front au profit des Allemands et leur permettre de faire reculer les Japonais un peu plus loin…
Les deux chauffeurs de camions s’étaient levés, l’air résolu. Le plus âgé saisit sur le comptoir une bouteille de ketchup et la brandit en la tenant par le goulot. Sans leur tourner le dos, le cuisinier chercha à tâtons derrière lui jusqu’à ce qu’il trouve l’une de ses grandes fourchettes de rôtisseur et il la tint levée au-dessus de sa tête.
— Denver va avoir une des pistes résistant à la chaleur si bien que les fusées de la Lufthansa pourront y atterrir, dit Juliana.
Aucun des trois hommes ne broncha ni n’ouvrit la bouche. Les autres consommateurs restaient assis sans rien dire.
— Il y en a une qui est passée au-dessus de nous ce soir, dit finalement le cuisinier.
— Elle n’allait pas à Denver, dit Juliana. Elle piquait vers la Côte Ouest.
Les deux chauffeurs finirent par se rasseoir.
— J’oublie toujours, marmonna le plus âgé, ils sont un peu jaunes par ici.
— Les Japonais n’ont pas tué de Juifs, pendant la guerre ou après, dit le cuisinier. Les Japonais n’ont pas construit de fours crématoires.
— Eh bien ! c’est dommage, dit simplement le plus âgé des chauffeurs.
Puis il reprit sa tasse de café et se remit à manger.
Jaunes, se disait Juliana. Je crois que c’est en effet vrai. Nous aimons beaucoup les Japonais par ici.
— Où allez-vous passer la nuit ? demanda-t-elle en s’adressant au plus jeune des chauffeurs, Joe.
— Je ne sais pas. Je suis juste descendu du camion pour venir ici. Tout l’État, dans l’ensemble, me déplaît. Peut-être que je dormirai dans le camion.
— Le motel Honey Bee n’est pas trop mal, dit le cuisinier.
— Très bien, dit le jeune chauffeur. J’irai peut-être là, si ça ne leur fait rien que je sois italien.
Il essayait de le cacher, mais il avait un accent prononcé.
En le regardant, Juliana songea : C’est l’idéalisme qui rend tout cela plus pénible. Demander trop à la vie. Changer sans cesse d’endroit, être anxieux et agité. Je suis comme ça. Je n’ai pas pu rester sur la côte Ouest et il est possible que je ne puisse plus me sentir ici, un beau jour. Est-ce que les gens étaient comme ça, dans le passé ? Pourtant, la frontière n’est plus ici : elle est sur les autres planètes.
Nous pourrions signer un engagement, lui et moi, pour l’un de ces vaisseaux spatiaux de colonisation. Mais les Allemands le refuseraient à cause de son teint basané et moi à cause de mes cheveux noirs. Ces espèces de pédés nordiques SS, maigres et pâles, dans leurs châteaux d’entraînement, en Bavière. Ce type, Joe, n’a même pas l’expression de physionomie qui convient. Il devrait avoir cet air froid mais tout de même enthousiaste de celui qui ne croit en rien, tout en professant cependant une sorte de foi aveugle. Oui, c’est ainsi qu’ils sont. Ce ne sont pas des idéalistes, comme Joe et moi ; ce sont des cyniques doués d’une foi absolue. C’est une sorte de déficience cérébrale, comme celle qui résulte d’une lobotomie – cette mutilation que pratiquent les psychiatres allemands et qui est un succédané misérable de la psychothérapie.
Ce qui ne va pas, conclut-elle, c’est le sexe ; au cours des années 30 ils avaient déjà des pratiques infâmes et ça n’a fût que s’aggraver. Hitler a commencé avec sa… au fait, qu’était-elle ? Sa sœur ? Sa tante ? Sa nièce ? Et sa famille souffrait déjà de consanguinité ; son père et sa mère étaient cousins. Ils commettent tous l’inceste, ils reviennent à ce péché originel qui consiste à coucher avec sa mère. C’est pourquoi l’élite pédérastique SS affiche cette angélique bouche en cœur, cette innocence de bébé blond ; elle se gardait pour maman. Ou pour leur camarade.
Qui est maman pour eux ? se demandait-elle. Le chef, Herr Bormann, qui serait en train de mourir ? Ou bien… le Malade. Le vieil Adolf qu’on suppose être quelque part dans un sanatorium, en train de finir ses jours dans un état sénile. Syphilis cérébrale datant de l’époque misérable où il était clochard à Vienne… long manteau noir, linge de corps dégoûtant, asiles de nuit.