De toute évidence, c’était une vengeance ironique de Dieu, sortie tout droit de quelque film muet. Cet homme affreux rongé par une pourriture interne, la peste qui punit traditionnellement la débauche.
Et ce qu’il y avait d’horrible, c’était que l’Empire allemand actuel était issu de ce cerveau. D’abord un parti politique, puis une nation, enfin la moitié du globe. Et les Nazis eux-mêmes l’avaient diagnostiqué, avaient reconnu la chose ; ce guérisseur charlatan qui avait soigné Hitler par les plantes, ce Dr Morelle qui lui avait administré une spécialité pharmaceutique appelée Pilules antigaz du Dr Koester, avait été à l’origine un vénérologue. On le savait dans le monde entier et cependant les bredouillements du Chef étaient toujours sacrés, étaient toujours paroles d’Évangile. Ces points de vue avaient d’ores et déjà infecté une civilisation et, comme des germes pathogènes, les grandes tantes blondes, aveugles, partaient de la Terre pour se rendre dans les autres planètes et y apporter la contamination.
Voilà ce qu’on tirait de l’inceste : folie, cécité, mort.
Brr… Elle en tremblait.
— Charley, dit-elle en s’adressant au cuisinier, est-ce que ma commande va être bientôt prête ?
Elle se sentait abandonnée ; elle se leva et alla s’installer au comptoir à côté de la caisse enregistreuse.
Personne ne la remarqua, sauf le jeune chauffeur italien ; ses yeux sombres restaient fixés sur elle. Il s’appelait Joe. Joe qui ? Elle se le demandait.
En se trouvant plus près de lui, elle vit qu’il n’était pas aussi jeune qu’elle l’aurait cru. Difficile à dire ; il émanait de lui une énergie qui rendait cette appréciation difficile. Il se passait continuellement la main dans les cheveux, il les peignait de ses doigts raides et recourbés. Cet homme a quelque chose de particulier, se disait-elle. Il respire… la mort. Cela la retournait, mais l’attirait en même temps. Maintenant, le chauffeur plus âgé penchait la tête vers lui et lui parlait à l’oreille. Ils l’examinèrent tous les deux, cette fois d’une façon qui ne traduisait pas uniquement l’intérêt ordinaire du mâle.
— Mademoiselle, dit le plus âgé. (Les deux hommes étaient très tendus, maintenant.) Vous savez ce que c’est que ça ?
Et il lui montrait une boîte plate, blanche, pas très grande.
— Oui, répondit Juliana. Des bas de nylon. Une fibre synthétique exclusivement fabriquée par le grand cartel de New York, I. G. Farben. Très rares et très chers.
— On doit ça aux Allemands. Le monopole, ce n’est pas si mal que ça.
Le plus âgé passa la boîte à son camarade qui, du coude, la poussa vers elle sur le comptoir.
— Vous avez une voiture ? demanda le jeune Italien en buvant son café.
Charley sortait de la cuisine avec l’assiette de Juliana.
— Vous pourriez me conduire à cet endroit. (Les yeux énergiques et insistants ne cessaient de l’étudier ; elle était d’une nervosité croissante, tout en se sentant de plus en plus pétrifiée.) Ce motel, ou je ne sais quoi, où je suis supposé passer la nuit. C’est bien cela ?
— Oui, dit-elle, j’ai une voiture. Une vieille Studebaker.
Le regard du cuisinier alla d’elle au jeune chauffeur, puis il déposa son assiette sur le comptoir.
À l’extrémité de l’allée centrale, le haut-parleur lançait : « Achtung, meine Damen und Herren. » Mr Baynes fit un bond dans ton fauteuil, ouvrit les yeux. À sa droite, à travers le hublot, il voyait, très loin, des bandes de terrain brunes et vertes, puis du bleu : le Pacifique. Il se rendit compte que la fusée avait amorcé sa longue descente à vitesse très ralentie.
En allemand, puis en japonais, enfin en anglais, le haut-parleur expliqua qu’on ne devait plus fumer ni détacher la ceinture qui vous retenait au siège capitonné. La descente prendrait huit minutes.
Les rétrofusées furent mises à feu avec une telle soudaineté et un tel vacarme, en imprimant à l’aéronef de telles vibrations, que nombre de passagers en eurent la respiration coupée. Mr Baynes esquissa un sourire et un autre voyageur, assis de l’autre côté de l’allée à la même hauteur que lui, un homme plus jeune, aux cheveux blonds, frisés, sourit également.
— Sie furchten dass… dit ce dernier.
Mais Mr Baynes dit immédiatement, en anglais :
— Désolé, je ne parle pas allemand.
Le jeune Allemand lui lança un regard interrogateur et lui répéta la même phrase en anglais.
— Vous n’êtes pas allemand ? demanda-t-il en anglais, étonné, avec un accent prononcé.
— Je suis suédois, dit Baynes.
— Vous avez embarqué à Tempelhof.
— Oui. Je me trouvais en Allemagne pour affaires. Cela me fait beaucoup voyager.
Il était clair que le jeune homme ne pouvait pas arriver à croire que quelqu’un appartenant au monde moderne, traitant des affaires internationales et voyageant à bord de la plus récente fusée de la Lufthansa ne sût ou ne voulût pas parler allemand.
— Dans quel genre d’affaires êtes-vous, mein Herr ?
— Plastiques. Polyesters. Résines. Produits de remplacement à usage industriel. Vous voyez ? Pas d’articles s’adressant directement au consommateur.
— La Suède possède une industrie de plastiques ? demanda le jeune Allemand, incrédule.
— Oui, et très prospère. Si vous voulez bien me donner votre nom, je vous ferai envoyer une brochure par la poste.
Mr Baynes sortait en même temps un bloc et un stylo.
— Non, c’est inutile. Ce serait perdu avec moi. Je suis un artiste, je ne suis pas un homme d’affaires. Il n’y a pas de mal. Peut-être avez-vous vu mes œuvres quand vous vous trouviez sur le Continent ? Alex Lotze.
— Je suis désolé, mais je ne m’occupe guère d’art moderne, dit Mr Baynes. J’aime les vieux cubistes et abstraits d’avant la guerre. J’aime qu’un tableau signifie quelque chose, et qu’il ne représente pas seulement un idéal.
Et il se détourna.
— Mais c’est la mission de l’art, dit Lotze. Faire progresser la spiritualité de l’homme, au-delà du sensible. Votre art abstrait représentait une période de décadence ou de chaos spirituel, due à la désintégration de la société, à une ploutocratie périmée. Les Juifs et les capitalistes millionnaires, la clique internationale ont soutenu cet art décadent. Ces temps sont révolus ; l’art doit alla de l’avant. Il ne peut pas être statique.
Baynes hocha la tête en regardant à travers le hublot.
— Avez-vous déjà été sur la côte du Pacifique ? demanda Lotze.
— Plusieurs fois.
— Pas moi. Il y a à San Francisco une exposition de mon œuvre, organisée par les services du Dr Goebbels, avec les autorités japonaises. Un échange culturel pour améliorer la compréhension et la sympathie mutuelles. Il faut amener une détente entre l’Est et l’Ouest, vous ne trouvez pas ? Nous devons communiquer davantage entre nous, et l’art peut jouer un rôle sur ce plan.
Baynes acquiesça. En dessous, au-delà du cercle de feu émanant de la fusée, la ville et la baie de San Francisco devenaient maintenant visibles.
— Où mange-t-on, à San Francisco ? demanda Lotze. J’ai réservé au Palace Hôtel, mais d’après ce que je crois savoir, on doit pouvoir trouver une bonne nourriture dans le quartier international, par exemple dans Chinatown.
— C’est exact, dit Baynes.
— Les prix sont-ils élevés à San Francisco ? Je suis très serré pour ce voyage. Le ministère n’est guère généreux, dit Lotze en riant.