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— Des bijoux.

— Oh ! pour l’amour de Dieu !

— Sur commande, des pièces originales, pas le genre commercial. (McCarthy lui fit signe de le suivre dans un coin de l’atelier, où il y avait moins de bruit.) Pour deux mille dollars environ, vous pourriez vous installer un petit atelier dans un sous-sol ou un garage. À une époque, j’ai dessiné des modèles pour des pendentifs et des boucles d’oreilles. Vous vous rappelez – de l’art moderne, contemporain.

Il prit un bout de papier et se mit à dessiner, lentement, en fronçant les sourcils à force d’application.

Frink regarda par-dessus son épaule et vit un bracelet orné de lignes sinueuses abstraites.

— Y a-t-il un marché ? demanda Frink. (Tout ce qu’il avait vu, c’étaient des objets traditionnels du passé – parfois même véritablement anciens.) Personne ne veut d’objets américains contemporains ; on n’a rien vu de ce genre, depuis la guerre.

— Créez un marché, dit McCarthy avec une grimace obstinée.

— Vous voulez dire, que je vende ces objets moi-même ?

— Placez-les chez les détaillants. Comme celui… comment s’appelle-t-il donc ? – qui se trouve dans Montgomery Street, ce grand magasin d’objets d’art.

— American Artistic Handcrafts, dit Frank.

Il n’était jamais entré dans ce genre de boutiques élégantes et chères. Peu d’Américains les fréquentaient ; seuls les Japonais avaient assez d’argent pour être clients dans ces endroits.

— Vous savez ce que vendent les détaillants de ce genre ? dit McCarthy. Et avec quoi ils gagnent des fortunes ? Ces saletés de boucles de ceinture en argent que fabriquent les Indiens du Nouveau-Mexique. Cette pacotille pour touristes. De l’art indigène, à ce que l’on dit.

Frink regarda McCarthy bien en face pendant un bon moment :

— Je sais ce qu’ils vendent d’autre. Et vous aussi.

— Oui, répondit McCarthy.

Ils savaient l’un et l’autre car, depuis longtemps, ils s’étaient trouvés mêlés directement à ce trafic.

Officiellement la W.M. Corporation fabriquait en fer forgé des cages d’escalier, des rampes, des foyers, des ornements pour les nouveaux immeubles de rapport, en série, d’après des modèles standards. Pour un nouvel immeuble de quarante appartements la même pièce serait exécutée quarante fois de suite. La W.M. Corporation avait toutes les apparences d’une fonderie de fer. Mais elle se livrait à d’autres activités d’où elle tirait ses véritables bénéfices.

En utilisant une grande variété d’outils, de matériaux et de machines, la W.M. Corporation sortait un flot régulier de contrefaçons d’objets d’artisanat américain d’avant-guerre. Ces faux étaient introduits avec précaution et habileté sur le marché des objets d’art pour être mélangés aux objets authentiques recueillis sur l’ensemble du continent. Comme sur le marché des timbres et des monnaies, il n’était absolument pas possible d’évaluer le pourcentage de pièces fausses qui se trouvaient ainsi en circulation. Et personne n’y tenait – tout particulièrement les vendeurs et les collectionneurs.

Lorsque Frink avait quitté son emploi, il avait laissé inachevé sur son établi un revolver Colt datant de l’époque du Far West. Il avait fait lui-même les moules, le montage, et il était occupé à la finition des pièces à la main. Il y avait un marché illimité pour les armes portatives de l’époque de la guerre de Sécession et du Far West. La W.M. Corporation était en mesure de vendre tout ce que produisait Frink. C’était sa spécialité.

Frink s’approcha lentement de son établi, prit en main l’écouvillon encore brut et rugueux du revolver. Dans trois jours, le revolver aurait été terminé. Oui, se disait-il, c’était du beau travail. Un expert aurait vu la différence, mais les collectionneurs japonais ne faisaient pas autorité au vrai sens du terme, ils n’avaient pas de points de comparaison.

En réalité, autant qu’il pouvait savoir, il ne leur était jamais venu à l’idée de se demander si les objets prétendus historiques vendus dans les boutiques de la Côte Ouest étaient authentiques. Ils s’y mettraient peut-être plus tard… et la duperie éclaterait au grand jour, le marché s’effondrerait, même pour les objets véritablement d’époque. Une loi de Gresham : les faux déprécient le vrai. La vraie raison pour qu’on ne cherche pas à en savoir davantage était sans doute celle-ci : après tout, tout le monde était content. Les fabriques, ici et là, dans différentes villes, en tiraient un bénéfice. Les marchands en gros les distribuaient, les détaillants les exposaient, faisaient de la publicité. Les collectionneurs sortaient leur argent, emportaient leurs acquisitions avec ravissement pour faire impression sur leurs associés, leurs amis et leurs maîtresses.

Comme après la guerre, pour les billets de banque, c’était très bien tant qu’on ne se posait pas de questions. Cela ne faisait de mal à personne – jusqu’au jour de la liquidation. Alors, sans qu’il y ait de jaloux, tout le monde serait ruiné. Mais jusque-là, personne n’en parlait, même ceux qui gagnaient leur vie à fabriquer les faux ; mais ils préféraient ne pas penser à ce qu’ils faisaient pour se concentrer sur des problèmes purement techniques.

— Combien y a-t-il de temps que vous n’avez plus essayé de réaliser des modèles originaux ? demanda McCarthy.

— Des années. Je peux copier avec une fidélité formidable. Mais…

— Vous savez ce que je me dis ? Je crois que vous avez pris cette idée aux Nazis, que les Juifs ne peuvent pas créer. Qu’ils peuvent seulement imiter et vendre. Des intermédiaires.

Il perçait Frink d’un regard impitoyable.

— C’est peut-être cela, dit Frink.

— Essayez donc. Faites des modèles originaux. Ou bien travaillez directement sur le métal. Essayez. Comme un gosse qui s’amuse.

— Non, répondit Frink.

— Vous n’avez pas la foi, dit McCarthy. Vous avez complètement perdu confiance en vous. Je me trompe ? C’est vraiment dommage. Parce que je sais que vous pourriez y arriver.

Il s’éloigna de l’établi.

C’est dommage, se disait Frink. Mais c’est néanmoins la vérité. C’est un fait. Je ne peux pas acquérir la confiance et l’enthousiasme par un simple effort de volonté. En le décidant.

Ce McCarthy est un chef d’atelier joliment calé, se disait-il. Il a le chic pour aiguillonner un homme, l’amener à déployer tous ses efforts en vue d’obtenir le maximum, même malgré lui. C’est un chef-né. Là, pendant un moment, il m’a presque donné une inspiration, mais… McCarthy est maintenant parti ; ses efforts ont échoué.

C’est vraiment dommage, se disait-il, que je n’aie pas ici mon exemplaire de l’oracle. Il aurait pu le consulter sur ce point ; mettre à profit cinq mille années de sagesse. Il se souvint alors qu’il y avait un exemplaire du Yi King dans le salon d’attente des bureaux de la W.M. Corporation. Il sortit donc des ateliers, suivit le couloir, traversa en hâte les bureaux pour arriver au salon d’attente.

Assis dans l’un des fauteuils de chrome et plastique, il écrivit sa question au dos d’une enveloppe : « Devrais-je essayer de me lancer dans cette affaire de création qu’on vient de définir devant moi ? » Puis il se mit à lancer les pièces.

La ligne du bas était un sept, de même que la seconde et la troisième. Le trigramme d’en haut était K’ien, il s’en rendit compte. Cela paraissait bon ; K’ien était le créateur. Alors ligne Quatre, un huit, Yin, ligne Cinq, encore huit, une ligne yin. Doux Seigneur, se disait-il, encore une ligne yin et j’ai l’hexagramme Onze, j’ai la Paix. Jugement très favorable. Oui, bien… Ses mains tremblaient tandis qu’il mélangeait les pièces. Une ligne yang et, de là, hexagramme Vingt-six, Ta Tch’ou, le Pouvoir apaisant du Grand. Les deux comportaient un jugement favorable, et il fallait que ce soit l’un ou l’autre. Il lança les trois pièces.