Mr Ramsey n’avait rien à répondre. Mais, malgré les efforts qu’il faisait pour le dissimuler, ses traits laissaient paraître une déception muette ; il avait l’air vexé et irrité.
— Maintenant, dit Mr Tagomi, j’ai consulté l’oracle plus avant. Pour des raisons de politique, je ne peux pas vous révéler la question, Mr Ramsey. (En d’autres termes, d’après ce que signifiait son ton : vous et les pinocs de votre genre vous n’êtes pas autorisés à être dans le secret des importantes affaires que je traite.) Il suffit de dire, toutefois, que j’ai reçu une réponse extrêmement provocante. Elle m’a plongé dans des réflexions interminables.
Mr Ramsey et Miss Ephreikian le regardaient avec une vive attention.
— Cela a trait à Mr Baynes, dit Mr Tagomi.
Ils hochèrent la tête.
— Ma question concernant Mr Baynes a fait sortir, à travers le processus occulte du Tao, l’hexagramme Cheng, Quarante-six. Un bon jugement. Et les versets Six au début et Neuf au second rang.
Sa question avait été : « Pourrai-je traiter avec Mr Baynes et réussir ? » Le Neuf au deuxième rang lui en avait donné la certitude. Il était ainsi conçu :
Si l’on est sincère
Il est avantageux d’apporter une offrande même petite.
Pas de blâme.
Évidemment, Mr Baynes serait satisfait par tout cadeau quel qu’il fût qui lui serait offert par la Mission commerciale grâce aux bons offices de Mr Tagomi. Mais, en posant la question, Mr Tagomi avait une arrière-pensée plus profonde, dont il était à peine conscient. Comme cela arrive souvent, l’oracle avait saisi cette demande plus fondamentale et, en répondant à l’autre, avait pris sur lui de répondre également à cette question sous-jacente.
— Comme nous le savons, dit Mr Tagomi, Mr Baynes nous apporte un compte rendu détaillé sur les nouveaux moules à injection mis au point en Suède. Si nous réussissions à signer un accord avec sa firme, nous pourrions sans aucun doute remplacer une grande partie des métaux actuellement utilisés, et devenus très rares, par des matières plastiques.
Depuis des années, le Pacifique avait essayé d’obtenir une aide fondamentale du Reich dans le domaine des produits synthétiques. Cependant, les grands cartels chimiques allemands, l’I.G. Farben en particulier, avaient recueilli tous les brevets ; ils avaient, en fait, créé un monopole mondial des plastiques, particulièrement dans le domaine des polyesters. Par ce moyen, le commerce du Reich avait gardé un avantage sur le commerce du Pacifique et, en technologie, le Reich avait dix ans d’avance. Les fusées interplanétaires quittant l’Europe Festung étaient faites principalement de plastiques résistant à la chaleur, très légers mais si durs qu’ils étaient à l’épreuve des plus gros météores. Le Pacifique n’avait rien dans ce genre ; les fibres naturelles telles que le bois étaient encore utilisées et bien entendu l’alliage de cuivre et de plomb que l’on trouve partout. Quand il y pensait, Mr Tagomi se sentait humilié ; il avait vu dans les foires commerciales quelques-unes des créations les plus avancées de l’Allemagne, y compris les automobiles entièrement synthétiques, comme la D.S.S. – der Schnelle Spuk – qui revenait à environ six cents dollars E.A.P.
Mais sa question sous-jacente, qu’il ne pourrait jamais révéler aux pinocs évoluant autour des missions commerciales, concernait un aspect des activités de Mr Baynes suggéré par le premier câble codé expédié de Tokyo. Tout d’abord, les messages codés étaient rares, et ils concernaient habituellement les questions de sécurité, et non des affaires commerciales. Et le chiffre était du genre métaphorique, mettant en jeu une allusion poétique, qui avait été employée pour rouler les contrôleurs du Reich – capables de décrypter n’importe quel code littéral, si compliqué qu’il soit. C’était donc clairement le Reich que les autorités de Tokyo avaient en vue, et non les cliques quasi déloyales des îles nippones. La phrase clef « Lait écrémé dans son régime » faisait allusion à Pinafore, la chanson étrange qui exposait la doctrine : « Les choses sont rarement ce qu’elles semblent être. Le lait écrémé se fait passer pour de la crème. » Et le Yi King, consulté par Mr Tagomi, lui donna confirmation de ce point de vue. Son commentaire était le suivant :
On suppose ici qu’il s’agit d’un homme fort. Il est vrai qu’il ne s’harmonise pas avec son entourage, attendu qu’il est trop brusque et qu’il ne prête pas assez d’attention à la forme. Mais comme il est d’un caractère équitable, il répond à cet appel…
Cela voudrait simplement dire que Mr Baynes n’était pas ce qu’il avait l’air d’être ; que son objectif réel en venant à San Francisco n’était pas de signer un contrat concernant des moules à injection. Que Mr Baynes était en réalité un espion.
Sa vie en aurait dépendu, que Mr Tagomi n’aurait pu imaginer de quelle sorte d’espion il s’agissait, pour qui ou pour quelle cause il travaillait.
À 1 h 40 ce même après-midi, avec beaucoup de répugnance, Robert Childan fermait à clef la porte principale de l’American Artistic Handcrafts Inc. Il porta ses lourdes valises jusqu’au bord du trottoir, héla un vélo-taxi et dit au Chinetoque de le conduire à l’immeuble du Nippon Times.
Le visage décharné, le dos voûté, tout transpirant, le chinetoque fit un signe qui voulait dire qu’il connaissait l’endroit ; Il se mit à charger les valises. Puis, après avoir aidé Mr Childan à s’installer lui-même sur le siège recouvert de moquette, il déclencha le taximètre et se mit à pédaler le long de Montgomery Street, au milieu des voitures et des autobus.
La journée entière avait été employée à trouver l’article qui conviendrait à Mr Tagomi ; l’amertume et l’anxiété n’avaient pas été loin de submerger Childan, alors qu’il regardait les bâtiments défiler devant lui. Et cependant, c’était le triomphe. Un aspect très particulier de sa personnalité, cette habileté dont il avait fait preuve en trouvant exactement la chose qui convenait. Mr Tagomi en serait tout attendri et son client, quel qu’il fût, serait au comble de la joie. Je donne toujours satisfaction, se disait Childan. À mes clients. Il avait pu se procurer, par miracle, un exemplaire presque neuf du numéro 1, première série, des Tip Top Comics. Il datait des années 30, c’était une pièce de choix du folklore américain, un des premiers livres drôles, une rareté constamment recherchée par les collectionneurs. Il avait naturellement emporté d’autres articles, qu’il montrerait pour commencer. Il arriverait progressivement à ce livre amusant. Son exemplaire était soigneusement protégé dans une boîte de cuir enveloppée de papier de soie et placée dans la plus grande de ses valises.
La radio du vélo-taxi diffusait des chansons populaires tout comme celle des autres taxis, des voitures et des autobus. Childan n’entendait plus ; il était habitué. Il ne remarquait pas non plus les énormes enseignes au néon avec leur publicité permanente qui recouvraient la façade de presque tous les grands immeubles. Après tout, il avait lui aussi son enseigne ; la nuit, elle s’allumait et s’éteignait alternativement, comme faisaient toutes les autres enseignes de la ville. Quel autre moyen avait-on de faire de la publicité ? Il faut être réaliste.