Mr Tagomi avisa un passant, un homme mince au costume fripé.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il, l’index tendu.
— Affreux, n’est-ce pas ? dit l’homme avec un sourire narquois. C’est l’autoroute de l’Embarcadero. Il y a un tas de gens qui disent que ça gâche complètement la vue.
— Je ne l’avais jamais vu jusqu’ici, dit Mr Tagomi.
— Vous avez bien de la chance, dit l’homme en s’en allant.
Un rêve insensé, se disait Mr Tagomi. Il faut que je me réveille. Où sont les vélos-taxis aujourd’hui ? Il hâta le pas. Tout le panorama avait quelque chose de sombre ; d’enfumé, de funéraire. Une odeur de brûlé. Des immeubles gris et tristes, le trottoir où les gens allaient avec une précipitation particulière. Et toujours pas de vélo-taxi !
— Taxi ! criait-il en continuant à marcher aussi vite qu’il pouvait.
Sans espoir. Seulement des voitures et des autobus. Des voitures comme des pelles-mécaniques, aux formes bizarres. Il ne voulait pas les voir ; il gardait les yeux fixés droit devant lui. Il pensait : distorsion oculaire particulièrement grave. Perturbation de mon sens de l’espace. L’horizon basculait. C’était comme un astigmatisme mortel frappant sans avertissement.
Il lui fallait quelque répit. Devant lui, un restaurant crasseux. À l’intérieur, des Blancs seulement, en train de prendre leur repas. Mr Tagomi ouvrit les portes de bois. Parfum du café. Un juke-box grotesque hurlant dans un coin ; il fit une grimace et s’approcha du comptoir. Tous les tabourets étaient occupés par des Blancs. Mr Tagomi poussa une exclamation. Plusieurs Blancs levèrent la tête. Mais personne ne quitta sa place. Personne ne lui donna son tabouret. Ils se contentaient de continuer à manger.
— J’insiste ! dit Mr Tagomi à voix haute au Blanc le plus rapproché. (Il criait dans l’oreille de cet homme.)
Celui-ci posa sa tasse de café et dit :
— Fais gaffe, Tojo.
Mr Tagomi regardait les autres Blancs ; ils l’examinaient tous avec une expression d’hostilité. Mais personne ne bougeait.
L’existence Bardo Thödol, se disait Mr Tagomi. Les vents bouillants qui me poussent on ne sait où. C’est une vision… de quoi ? Est-ce que l’âme peut supporter cela ? Oui, le Livre des Morts nous y prépare ; après la mort nous avons une vision fugitive des autres, mais tout nous apparaît comme hostile. On reste isolé. Privé de secours quel que soit le côté vers lequel on se tourne. Le terrible voyage – et toujours les domaines de la souffrance, de la renaissance, prêts à recevoir l’esprit en fuite, démoralisé. Les tromperies.
Il s’éloigna en courant du comptoir. Les portes se refermèrent pivotant derrière lui ; une fois de plus il se trouvait sur le trottoir.
Où suis-je ? Hors de mon univers, de mon espace et de mon temps.
Le triangle d’argent m’a désorienté. J’ai quitté mes marécages et depuis je ne repose sur rien. C’est trop pour ce que je peux essayer de faire. Une leçon pour moi éternelle. On cherche un démenti à ses perceptions – pourquoi ? On peut donc errer complètement perdu, sans panneaux indicateurs ni guide ?
Cette situation hypnagogique. Faculté d’attention diminuée jusqu’à cet état de pénombre ; le monde extérieur prend un aspect purement symbolique, un aspect d’archétype totalement confus, fait d’éléments dépourvus de conscience. Caractéristique du somnambulisme engendré par l’hypnose. Il faut arrêter cette terrible glissade dans les ténèbres ; retrouver la concentration et restaurer ainsi le centre de l’ego.
Il fouilla dans ses poches à la recherche du triangle d’argent. Disparu. Laissé sur le banc dans le parc, avec la serviette. Catastrophe.
Tout courbé, il courut le long du trottoir, dans la direction du parc.
Les clochards somnolents le regardèrent, surpris, dévaler le sentier. Là, le banc. Et, appuyée contre le banc, la serviette. Pas trace du triangle d’argent. Il chercha. Oui. Tombé dans l’herbe ; en partie caché. Là où il l’avait jeté dans sa crise de rage.
Il se rassit, tout haletant.
Se concentrer à nouveau sur le triangle, se dit-il dès qu’il eut repris son souffle. L’examiner énergiquement et compter. À dix, faire un bruit qui fait sursauter. Erwache, par exemple.
Une rêverie hallucinatoire de fugue, se disait-il. Émulation des aspects plus nocifs de l’adolescence, plutôt que l’innocence clairvoyante et primitive de l’enfance authentique. Exactement ce que je mérite en tout cas.
Tout est de ma faute. Aucune intention de la part de Mr R. Childan ni de ses artisans ; mon avidité est seule à blâmer. On ne peut pas empêcher que les choses finissent par être compromises.
Il comptait lentement, à haute voix, puis il bondit sur ses pieds.
— Fichtrement stupide, dit-il d’une voix incisive.
Les brouillards se sont-ils dissipés ?
Il jeta un coup d’œil circulaire. L’aspect diffus subsistait, selon toute probabilité. C’était le moment d’apprécier le choix incisif du mot de saint Paul : vu obscurément à travers une glace ; ce n’est pas une métaphore, mais une allusion astucieuse à la distorsion optique. Au sens fondamental du mot, nous voyons vraiment comme les astigmates ; notre espace et notre temps sont des créations de notre propre psyché et, quand il y a défaillance momentanée… comme les troubles aigus de l’oreille moyenne… nous inclinons au mépris de notre centre de gravité, nous avons perdu tout sens de l’équilibre.
Il se rassit, mit la spirale d’argent dans la poche de sa veste, s’assit avec la serviette sur les genoux. Ce que je dois faire maintenant, se dit-il, c’est aller voir si cette construction malfaisante – comment l’homme l’a-t-il appelée… L’autoroute de l’Embarcadero… est toujours tangible.
Mais il avait peur.
Et cependant, se disait-il. Je ne peux pas me contenter de rester assis ici. J’ai du pain sur la planche, comme dit une vieille expression occidentale. Le travail doit être fait.
Dilemme.
Deux petits garçons chinois arrivaient en folâtrant bruyamment. Une bande de pigeons s’envola ; les garçons s’arrêtèrent.
— Dites donc, jeunes gens ! s’écria Mr Tagomi. (Il fouillait dans sa poche :) Venez par ici.
Les deux gosses approchèrent, sur leurs gardes.
— Voici une pièce. (Mr Tagomi leur lança une pièce ; ils se précipitèrent pour l’attraper.) Descendez jusqu’à Kearney Street et regardez s’il y a des vélos-taxis. Revenez me le dire.
— Vous nous donnerez une autre pièce ? dit l’un des garçons. Quand nous reviendrons ?
— Oui, dit Mr Tagomi. Mais dites-moi la vérité.
Les garçons partirent dans le sentier en courant.
S’il n’y en a pas, pensait Mr Tagomi, je serais bien avisé de me retirer dans un endroit bien clos et de me tuer. Il se cramponna à sa serviette. J’ai toujours l’arme ; aucune difficulté de ce côté.
Les gosses revenaient en courant.
— Si ! cria l’un d’eux. J’en ai compté six.
— J’en ai compté cinq, disait l’autre gosse, tout haletant.
— Vous êtes sûrs que c’étaient des vélos-taxis ? demanda Mr Tagomi. Vous avez vu distinctement les conducteurs pédaler ?
— Oui, monsieur, répondirent ensemble les deux garçons.
Il leur donna une pièce à chacun. Ils remercièrent et partirent en courant.
Retourner au bureau et au travail, se disait Mr Tagomi. Il se leva, cramponné à la poignée de sa serviette. Le devoir m’appelle. Encore une journée de travail de routine.