Qui remercier ? Prier, peut-être ?
Qui prier ?
J’aimerais comprendre, continuait-il à se dire en déambulant le long des trottoirs encombrés de passants attardés dans la nuit, devant les enseignes au néon, les portes des bars de Grant Avenue qui laissaient échapper des bouffées de fracas. Je veux saisir. Il le faut.
Mais il savait qu’il ne saurait jamais.
Sois simplement heureux, se dit-il, et continue à marcher.
Telle était l’attitude qu’il prenait, mais une partie seulement de son esprit y adhérait. Et il retournait à Ed. Il faut que je retrouve mon chemin pour l’atelier et ensuite le sous-sol. Recommencer où j’en étais, faire de la joaillerie, employer mes mains. Travailler sans penser, sans lever les yeux ou tenter de comprendre. Je dois continuer à m’occuper. Je dois sortir des pièces.
D’un pâté de maisons à un autre, il allait en se hâtant à travers la ville qui s’obscurcissait. En faisant tout ce qu’il pouvait pour retourner aussi tôt que possible à l’endroit bien précis, compréhensible, où il était auparavant.
En arrivant, – il trouva Ed McCarthy installé devant l’établi, en train de dîner. Deux sandwiches, une thermos de thé, une banane, des gâteaux secs. Haletant, Frank Frink apparut dans l’embrasure de la porte.
Ed finit par l’entendre et se retourna.
— J’avais l’impression que vous étiez mort, dit-il.
Il mastiqua, avala progressivement, prit une autre bouchée.
Ed avait placé un petit radiateur électrique à côté de l’établi ; Ed s’en approcha et se courba en deux pour s’y chauffer les mains.
— C’est chic de vous voir revenu, dit Ed.
Il donna à Frank deux tapes dans le dos et retourna à son sandwich. Il n’ajouta pas un mot ; on n’entendait que le ronflement du radiateur soufflant et la mastication d’Ed.
Après avoir déposé son manteau sur une chaise, Frank rassembla une poignée de morceaux d’argent inachevés et les porta près de l’arbre. Il vissa sur la polisseuse un tampon de laine et apporta le tout près de l’arbre puis mit le moteur en marche ; il enduisit le tampon de produit, mit le masque pour se protéger les yeux, s’assit sur un tabouret et se mit en devoir de faire partir sur les pièces, les unes après les autres, les bavures laissées à la fonte.
15
Le capitaine Rudolf Wegener, voyageant pour la circonstance sous l’identité d’emprunt de Conrad Goltz, marchand en gros de fournitures médicales, regardait à travers le hublot de la fusée Messerschmitt 9-E de la Lufthansa. Direction Europe. Comme cela a été rapide, se dit-il. Il atterrirait à Tempelhof dans sept minutes environ.
En voyant s’approcher la terre il se demandait ce qu’il avait réalisé. C’était au tour du général Tedeki d’agir, à présent. De voir ce qu’il pouvait faire dans l’archipel. Mais il leur avait au moins transmis ses renseignements. Il avait fait ce qu’il pouvait.
Il pensait cela, mais il n’avait pas de raison de se montrer optimiste. Les Japonais ne pouvaient rien faire, probablement, pour changer le cours de la politique intérieure allemande. Le gouvernement Goebbels était au pouvoir et il s’y maintiendrait vraisemblablement. Dès que sa situation se serait raffermie, il reprendrait l’étude de Pissenlit. Et une autre partie essentielle de la planète serait détruite, avec sa population, pour la réalisation d’un idéal de détraqués fanatiques.
À supposer que les Nazis détruisent tout ? En ne laissant que des cendres stériles ? Ils le pouvaient ; ils disposaient de la bombe à hydrogène. Et ils le feraient sans doute ; leur pensée les orientait vers ce Götterdämmerung. Ils pouvaient très bien en avoir envie, chercher activement cet holocauste final dont tous seraient victimes.
Et que laisserait-elle, cette Troisième Folie mondiale ? Mettrait-elle un terme à toute forme de vie, partout ? La planète serait-elle une planète morte, par leur seule action… ?
Il ne pouvait pas croire cela. Même si toute vie était détruite sur la planète, il devait y avoir quelque part une autre vie dont on ne savait rien. Il était impossible que ce monde soit le seul ; il devait y avoir d’autres mondes qui leur étaient invisibles, dans une région ou une dimension que leurs sens ne percevaient pas, tout simplement.
Bien que je sois incapable de le prouver, bien que ce ne soit pas logique, j’y crois, se disait-il.
— Meine Damen und Herren. Achtung, bitte ! dit un haut-parleur.
Le moment de l’atterrissage approche, se dit le capitaine Wegener. La Sicherheitsdienst sera sûrement là à m’attendre. La question est la suivante : quelle faction de la police sera représentée ? Celle de Goebbels ? Celle de Heydrich ? En admettant que le général SS Heydrich soit encore vivant. Pendant que j’étais à bord de cette fusée il a été peut-être arrêté et exécuté. Les choses vont vite pendant les périodes de transition, sous un régime totalitaire. En Allemagne nazie, bien des noms respectés ont été ensuite rayés de la liste des vivants.
Quelques minutes plus tard, la fusée ayant atterri, il était debout et se dirigeait vers la sortie, son pardessus sur le bras. Devant et derrière lui, des passagers pressés d’arriver. Pas de jeune artiste nazi, cette fois-ci. Pas de Lotze pour l’importuner sans cesse avec ses raisonnements idiots.
Un fonctionnaire de la compagnie en uniforme – habillé, remarqua Wegener, comme le maréchal du Reich lui-même – les aidait à descendre la rampe un par un, pour arriver au terrain. Là, un peu à l’écart de la foule, il y avait un petit groupe de chemises noires. Pour moi ? Wegener ralentit le pas pour s’éloigner du vaisseau. Un peu plus loin un groupe d’hommes, de femmes et même d’enfants attendaient en agitant la main, en appelant.
L’un des hommes en chemise noire, un garçon blond au visage plat et impassible, portant l’insigne des Waffen-SS, s’approcha très correctement de Wegener, claqua des talons, salua et dit :
— Ich bitte mich zu entschuldigen. Sind sie nicht Kapitan Rudolf Wegener, von der Abwehr ?
— Désolé, répondit Wegener, je suis Conrad Goltz, représentant en fournitures médicales de l’A.G. Chemie.
Il s’apprêtait à continuer. Deux autres chemises noires, également Waffen-SS, vinrent au-devant de lui. Les trois hommes l’entourèrent ; bien que continuant à marcher de son pas normal, dans la direction choisie par lui, il se trouvait brusquement en état effectif d’arrestation. Deux des Waffen-SS avaient une mitraillette sous leur manteau.
— Vous êtes Wegener, dit l’un d’eux au moment où ils entraient dans le bâtiment.
Il ne répondit rien.
— Nous avons une voiture, continua l’homme des Waffen-SS. Nous avons reçu pour instructions de vous attendre à la descente de la fusée, de prendre contact avec vous et de vous mener immédiatement au général SS Heydrich qui est avec Sepp Dietrich à l’OKW de la Leibstandarte Division. En particulier, nous ne devons pas vous laisser approcher par des hommes appartenant à la Wehrmacht ou au Parti.
Alors je ne serai pas abattu, se dit Wegener. Heydrich est vivant, en lieu sûr, et il essaie de renforcer sa position contre le gouvernement Goebbels.
Ce gouvernement Goebbels finira peut-être par tomber, se disait-il au moment où on le faisait monter dans la conduite intérieure Daimler de l’état-major SS. Un détachement de Waffen-SS relevé tout à coup pendant la nuit ; les gardes de la Chancellerie du Reich remplacés. Les postes de police de Berlin vomissant soudain des hommes armés de la S.D. dans toutes les directions. Les stations de radio, le courant électrique coupé, Tempelhof fermé. Le roulement des gros canons dans les rues principales obscures.
Quelle importance ? Même si le Dr Goebbels est déposé et l’Opération Pissenlit annulée ? Ils existeraient toujours, les chemises noires, les membres du Parti, leurs projets. Si ce n’était pas en Orient, ce serait quelque part ailleurs. Sur Mars et Vénus.