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Rien d’étonnant à ce que Mr Tagomi ne pût supporter cela plus longtemps, se disait-il. Le terrible dilemme de nos existences. Quoi qu’il arrive, c’est hors de comparaison, mauvais. Pourquoi lutter, dans ce cas ? Pourquoi choisir ? Si les issues sont toutes identiques.

Évidemment, nous allons de l’avant, comme nous avons toujours fait. Au jour le jour. En ce moment nous travaillons contre l’Opération Pissenlit. Plus tard, à un autre moment, nous travaillerons à amener la défaite de la police. Mais nous ne pouvons pas le faire tout de suite ; c’est une succession de faits, un processus qui se déroule. Nous pouvons seulement contrôler l’issue en effectuant un choix à chaque étage.

Nous pouvons seulement espérer. Et essayer.

Dans un autre monde, il n’en serait peut-être pas de même. C’est peut-être mieux. Il y a une alternative bien nette entre le bon et le mauvais. Il n’y a pas de ces juxtapositions obscures, de ces mélanges sans que nous disposions de l’outil convenable pour en dissocier les éléments.

Nous n’avons pas le monde idéal, tel que nous voudrions l’avoir, un monde où il est facile de savoir ce qui est moral parce qu’il est facile d’avoir connaissance des choses. Où l’on peut agir bien sans avoir à faire d’effort parce qu’on peut reconnaître ce qui est évident.

La Daimler démarra. Le capitaine Wegener était à l’arrière, encadré par deux chemises noires, la mitraillette sur les genoux. Une chemise noire au volant.

Supposons qu’ils soient, même en ce moment, en train de me tromper, se disait Wegener tandis que la conduite intérieure se faufilait à grande vitesse dans la circulation de Berlin. Ils ne m’emmènent pas auprès du général SS Heydrich à la Leibstandarte Division OKW ; ils m’emmènent dans une geôle du Parti, pour me torturer et me tuer ensuite. Mais j’ai choisi : retourner en Allemagne ; j’ai choisi de risquer d’être pris avant d’avoir pu me mettre sous la protection des gens de l’Abwehr.

La mort à tout moment, une avenue qui s’ouvre devant nous en tous lieux. Et nous choisirons, malgré nous. Ou bien nous abandonnerons et prendrons délibérément ce chemin-là. Il regardait défiler les maisons de Berlin. Mon propre Volk, se disait-il ; toi et moi, nous voici réunis à nouveau.

— Où en sont les événements ? demanda-t-il aux trois SS. Quels récents développements de la situation politique ? J’ai été absent depuis plusieurs semaines, je suis parti avant la mort de Bormann, en fait.

— Il y a naturellement une nombreuse populace hystérique pour soutenir le petit docteur, dit celui qui était à sa droite. C’est la populace qui l’a porté au pouvoir. Cependant, il est peu vraisemblable que lorsque des éléments plus modérés pourront prendre le dessus, ils continuent de soutenir un infirme et un démagogue qui ne tient qu’en excitant et en ensorcelant les masses avec ses mensonges.

— Je vois, dit Wegener.

Ça continue, se dit-il. Les haines intestines. La semence se trouve peut-être ici, ou là. Ils s’entre-dévoreront et nous laisseront vivants, nous, les rescapés. Assez nombreux pour construire une fois de plus et dresser quelques plans simples.

Juliana Frink parvint à Cheyenne, dans le Wyoming, à 1 heure de l’après-midi. Dans le quartier des affaires, en face de l’ancien dépôt des chemins de fer, elle s’arrêta devant un bureau de tabac et acheta deux journaux de l’après-midi. Garée le long du trottoir, elle chercha jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le titre qui l’intéressait.

SANGLANTE FIN DE VACANCES

Recherchée pour être interrogée sur la mort tragique et sanglante de son mari dans la chambre somptueuse qu’ils occupaient à Denver à l’hôtel Président Garner, Mrs Joe Cinnadella, de Canon City, est, d’après les déclarations des employés de l’établissement, partie immédiatement après ce qui a dû être le point culminant d’une querelle de ménage. Des lames de rasoir retrouvées dans l’appartement – qui, par une ironie du sort, sont celles que l’hôtel fournit gratuitement à ses clients – ont apparemment servi à Mrs Cinnadella pour couper la gorge de son mari. On la décrit comme une femme brune, séduisante, mince et élégante, d’une trentaine d’années. Le corps a été trouvé par Théodore Ferris, un employé de l’hôtel qui avait pris une heure plus tôt des chemises de Cinnadella pour les faire repasser et qui, au moment de les rapporter comme on le lui avait demandé, s’est trouvé devant ce spectacle épouvantable. D’après la police, l’appartement a conservé des traces de lutte faisant penser à une discussion violente…

Ainsi, il est mort, se dit Juliana en repliant le journal. Et ce n’est pas tout, on ne connaît pas mon vrai nom ; ils ne savent pas qui je suis, ils ignorent tout de moi.

Beaucoup moins inquiète a présent, elle poursuivit sa route jusqu’au premier motel convenable ; elle retint une chambre et y apporta ses affaires. À partir de maintenant, je n’ai plus à me dépêcher, se dit-elle. Je peux même attendre ce soir pour aller chez les Abendsen ; de cette façon elle pourrait mettre sa robe neuve. Ça n’irait pas de me montrer comme cela au milieu de la journée – on ne met pas une robe habillée de ce genre avant le dîner.

Je peux donc achever la lecture du livre.

Elle s’installa à son aise dans la chambre du motel, alluma la radio, se fit apporter du café ; elle se pelotonna sur le lit aux draps bien tirés avec l’exemplaire tout neuf de La sauterelle qu’elle avait acheté à la libraire de l’hôtel de Denver.

À 6 heures et quart, elle avait terminé. Je me demande si Joe est allé jusqu’à la fin ? se demandait-elle.

Il y a tellement plus là-dedans qu’il n’en a compris. Qu’est-ce qu’Abendsen a voulu dire ? Rien à propos de son monde supposé. Suis-je la seule à savoir ? Je le parierais. Personne, à part moi, n’a vraiment bien saisi le sens de La sauterelle – les gens se figurent simplement qu’ils ont compris.

Encore un peu étourdie, elle rangea le livre dans sa valise, mit son manteau et quitta sa chambre pour trouver un endroit où dîner. L’air sentait bon. Les enseignes et les lumières de Cheyenne semblaient particulièrement excitantes. Devant un bar, deux jolies petites prostituées indiennes à l’œil noir se disputaient – elle ralentit pour les regarder. De nombreuses voitures étincelantes parcouraient les rues ; le spectacle donnait une impression de gaieté, d’attente heureuse. Un événement important semblait se préparer. Plutôt que le retour en arrière… vers l’affreux rebut, les choses utilisées et jetées ensuite.

Elle dîna dans un restaurant français très cher – un homme en manteau blanc allait garer les voitures des clients et il y avait sur chaque table une bougie dans un énorme verte à vin. Le beurre n’était pas servi en carrés mais en coquilles – elle apprécia son repas, puis, avec encore beaucoup de temps devant elle, elle retourna à son motel en flânant. Les billets de la Reichsbank étaient presque tous partis, mais elle ne s’en souciait pas ; cela n’avait pas d’importance. Il nous a parlé de notre univers, se disait-elle en ouvrant sa porte. De ceci. De ce qui nous entoure maintenant. Une fois dans sa chambre, elle ralluma la radio. Il veut nous faire voir les choses telles qu’elles sont. Et c’est ce que je fais, de plus en plus, à mesure que le temps passe.

Elle sortit la robe italienne bleue de son carton, l’étendit soigneusement sur le lit. Elle n’avait subi aucun dommage ; ce qu’il lui fallait, tout au plus, c’était d’être brossée bien à fond. Mais en ouvrant les autres paquets, elle s’aperçut qu’elle n’avait pris aucun des nouveaux soutiens-gorge de Denver.