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— Ah zut ! se dit-elle en s’effondrant dans un fauteuil.

Elle alluma une cigarette et réfléchit un moment.

Elle pourrait peut-être la mettre avec un soutien-gorge classique. Elle ôta sa blouse et sa jupe, essaya la robe. Mais on voyait les épaulettes ainsi que la partie supérieure de chaque bonnet du soutien-gorge. Peut-être pouvait-elle ne pas mettre de soutien-gorge du tout… il y avait des années qu’elle n’avait pas essayé de le faire… cela lui rappelait l’époque déjà lointaine du collège, quand elle avait un buste très menu ; cela d’ailleurs la tourmentait. Mais à présent elle s’était épanouie et, la pratique du judo aidant, elle faisait 95 de tour de poitrine. Elle essaya cependant sans soutien-gorge, puis elle monta sur une chaise pour se voir dans la glace de l’armoire à pharmacie, dans la salle de bains.

La robe se présentait d’une façon sensationnelle, mais Seigneur, c’était trop risqué. Pour peu qu’elle se penche pour jeter une cigarette ou prendre un verre, c’était le désastre !

Une broche ! Elle pouvait porter la robe sans soutien-gorge et fermer un peu le décolleté. Elle renversa sur le lit le contenu de sa boîte à bijoux, étala les broches et reliques qu’elle possédait depuis des années, cadeaux de Frank ou d’autres hommes avant son mariage, et puis la foute nouvelle que Joe lui avait achetée à Denver. Oui, une petite broche d’argent mexicaine ornée d’un fer à cheval, ça irait ; elle trouva l’endroit exact. Elle pouvait donc mettre sa robe, en définitive.

Je suis heureuse qu’il y ait au moins une chose qui marche, se disait-elle. Il y a tant de choses qui ont mal marché ; il reste de toute façon si peu de vestiges des merveilleux projets que j’avais faits.

Elle brossa longuement ses cheveux pour qu’ils soient bien brillants ; il ne lui restait plus qu’à choisir une paire de souliers et des boucles d’oreilles. Puis elle mit son manteau neuf, prit son sac de cuir fait à la main et sortit.

Au lieu de prendre la vieille Studebaker, elle fit appeler un taxi par téléphone. Tandis qu’elle attendait dans le bureau, elle eut soudain l’idée d’appeler Frank. Elle ne pouvait savoir comment cela lui était venu, mais c’était ainsi. Pourquoi pas ? Elle pourrait lui laisser le soin d’acquitter les dépenses ; il serait bouleversé de l’entendre et heureux de payer.

Debout devant le bureau de l’hôtel, elle tenait le récepteur à l’oreille, écoutant avec délices les téléphonistes de l’inter lui répondre, essayant d’établir la communication. Elle pouvait entendre la téléphoniste de San Francisco qui demandait les renseignements pour avoir le numéro, ensuite des crachements et des bruits parasites puis, enfin, la sonnerie elle-même. Elle guettait en même temps le taxi ; il ne serait plus bien long à venir. Mais cela ne lui ferait rien d’attendre un peu, c’est une chose courante.

— Votre correspondant ne répond pas, finit par lui dire la téléphoniste de Cheyenne. Nous renouvellerons l’appel un peu plus tard et…

— Non, dit Juliana en secouant la tête. (C’était simplement une lubie qui l’avait prise.) Je ne serai plus là. Merci.

Elle raccrocha – le patron du motel était resté à côté d’elle pour veiller à ce que rien ne lui soit compté indûment – et elle sortit rapidement du bureau pour aller attendre dehors dans la fraîcheur et l’obscurité, sur le trottoir.

Une voiture étincelante sortit du flot de véhicules et vint se ranger devant elle ; la portière s’ouvrit et le chauffeur bondit pour faire le tour.

Un moment plus tard, Juliana, installée sur la banquette arrière de cette voiture luxueuse, traversait Cheyenne, en route pour la demeure des Abendsen.

La maison était illuminée ; elle entendait de la musique et des bruits de voix. C’était une construction de stuc à un seul étage entourée de nombreux arbustes et d’un grand jardin composé principalement de rosiers grimpants. En longeant le sentier pavé de pierres plates elle se disait : Est-ce que ça peut être vraiment ici ? Est-ce le Haut Château ? Que penser de ces rumeurs et de ces histoires ? La maison était très ordinaire, bien entretenue, le jardin soigné. Il y avait même un tricycle d’enfant sur la longue allée cimentée.

Et si ce n’étaient pas les vrais Abendsen ? Elle avait eu l’adresse dans l’annuaire téléphonique de Cheyenne, mais elle correspondait au numéro qu’elle avait appelé la veille au soir de Greely.

Elle s’avança jusqu’au porche aux barrières de fer forgé et pressa la sonnette. À travers la porte entrouverte, elle pouvait distinguer la pièce de séjour, plusieurs personnes debout, des fenêtres garnies de stores vénitiens, un piano, une cheminée, des casiers à livres… joliment meublé, tout cela, se disait-elle. Une réception en cours ? Mais les gens n’étaient pas habillés.

Un garçon d’environ treize ans, ébouriffé, vêtu d’un T-shirt et de blue-jeans, ouvrit grande la porte :

— Vous désirez ?

— Est-ce que… Mr Abendsen est chez lui ? Est-il occupé ?

En s’adressant à quelqu’un qui se trouvait derrière lui dans la maison, le garçon appela :

— Maman ! Elle veut voir papa.

Derrière lui, apparut une femme aux cheveux auburn, paraissant trente-cinq ans, au regard énergique et direct, avec des yeux gris et un sourire si franc, si apparemment dépourvu de complexes que Juliana sut aussitôt qu’elle se trouvait en face de Caroline Abendsen.

— J’ai téléphoné hier soir, dit Juliana.

— Oui, bien sûr. (Son sourire s’élargit. Elle avait des dents très blanches et parfaitement régulières ; Irlandaise, se dit Juliana. Seul le sang irlandais peut donner à une ligne de mâchoire une telle féminité.) Permettez-moi de vous débarrasser de votre sac et de votre manteau. Vous tombez très bien ; nous avons quelques amis. Quelle robe ravissante… elle vient de chez Cherubini, n’est-ce pas ? (Elle conduisit Juliana à travers la salle de séjour jusqu’à une chambre ; là, elle déposa ses affaires sur un lit où d’autres vêtements se trouvaient déjà :) Mon mari est quelque part par là. Cherchez un homme grand avec des lunettes, en train de boire un Old Fashioned.

Ses yeux pétillants d’intelligence se posaient sur Juliana ; ses lèvres tremblaient un peu – il y avait tant de choses sous-entendues entre elles, se disait Juliana. N’était-ce pas extraordinaire ?

— J’ai fait une longue route, dit Juliana.

— Oui, en effet. Voilà, je le vois. (Caroline Abendsen la ramena dans la salle de séjour et la conduisit à un groupe d’hommes.) Mon chéri, lui dit-elle de loin, viens par ici. Il y a là l’une de tes lectrices qui a hâte de te dire quelques mots.

Un homme se détacha du groupe et s’approcha, le verre à la main. Juliana vit un homme immense aux cheveux noirs frisés ; sa peau était également foncée, ses yeux semblaient bruns et très doux derrière les lunettes. Il portait un costume fait sur mesure, visiblement coûteux, dans un tissu naturel, peut-être un lainage anglais ; le costume faisait valoir ses larges épaules sans rien y ajouter. De sa vie elle n’avait vu pareil costume ; elle le contemplait, fascinée.

— Mrs Frink a fait en voiture toute la route depuis Canon City, dans le Colorado, simplement pour te parler de La sauterelle.

— Je croyais que vous habitiez une forteresse, dit Juliana.

Hawthorne Abendsen se pencha pour la regarder et esquissa un sourire rêveur.

— Oui, ce fut exact. Mais il fallait un ascenseur pour y arriver et j’ai fait une phobie. J’étais passablement saoul le jour où ça m’est venu, mais, autant qu’il m’en souvienne et d’après ce qu’on m’a dit, j’ai refusé de rester debout dans l’ascenseur parce que, disais-je, c’était Jésus-Christ qui tirait sur la corde, pendant tout le trajet. Et j’étais décidé à ne pas rester debout.