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— Porteur !

Le noir arriva vers lui en trottant, le sourire aux lèvres.

— Au vingtième étage, dit Childan de sa voix la plus dure. Appartement B. Et vite !

Il désigna les valises et s’avança à grandes enjambées vers les portes de l’immeuble. Sans naturellement se retourner.

Un instant plus tard, il se trouvait serré dans l’un des ascenseurs express ; autour de lui, il y avait surtout des Japonais dont les figures bien lavées luisaient légèrement à la lumière vive qui régnait dans la cabine. Puis ce fut l’ascension brusque qui lui mit l’estomac en révolution, avec le rapide déclic au passage des étages. Il ferma les yeux, se planta solidement sur ses pieds et fit des prières pour que le voyage prît rapidement fin. Le noir avait naturellement emporté les valises dans l’ascenseur de service. C’eût été parfaitement déraisonnable de l’admettre dans celui-ci. En fait – Childan le vérifia en entrouvrant les yeux pendant une seconde –, il n’y avait, à part lui, que très peu de blancs dans l’ascenseur.

Lorsqu’il fut déposé au vingtième étage, Childan était déjà en train de s’incliner mentalement, pour se préparer à affronter le personnel des bureaux de Mr Tagomi.

3

Dans le crépuscule, en levant les yeux, Juliana Frink vit disparaître à l’ouest un point lumineux qui décrivait un arc dans le ciel. L’une de ces fusées nazies, se dit-elle. En route vers la côte du Pacifique. Pleine de grosses légumes. Et moi je suis ici, à terre. Le vaisseau n’était naturellement plus en vue, mais elle esquissa un petit signe de la main.

L’ombre s’étendait, venant des Montagnes Rocheuses. Les grands pics bleus entraient dans la nuit. Un essaim d’oiseaux migrateurs, au vol lourd, suivait la ligne des montagnes. Ici et là, des phares de voitures s’allumaient. Elle vit deux points lumineux le long de la grande route. La station d’essence. Des maisons.

Depuis des mois, à présent, elle habitait ici, à Canon City, dans le Colorado. Elle était monitrice de judo.

Sa journée de travail terminée, elle s’apprêtait à prendre une douche. Elle se sentait fatiguée. Toutes les douches étaient occupées par les clients du gymnase Ray, et elle était restée là, à attendre dehors dans la fraîcheur du soir, en savourant le calme et le parfum de l’air des montagnes. Tout ce qu’elle entendait, c’était un léger murmure venant de la baraque à hamburgers, au bout du chemin, sur le bord de la grande route. Deux énormes camions Diesel s’étaient arrêtés là et, dans la pénombre, les chauffeurs endossaient leur veste de cuir avant d’entrer dans le snack.

Elle se disait : « Est-ce que Diesel ne s’est pas jeté par la fenêtre de sa cabine ? Ne s’est-il pas suicidé en se noyant au cours d’une traversée de l’océan ? Je pourrais peut-être en faire autant. Mais ici, il n’y a pas d’océan. Cependant, il existe toujours un moyen. Comme dans Shakespeare. Une épingle piquée sur le devant de la chemise, et adieu Frink. La fille qui n’a pas peur d’aller marauder dans le désert, sans domicile fixe. Qui s’en va, parfaitement consciente des nombreuses épreuves que lui réserve l’adversité. » Elle pouvait aussi mourir en ville, en respirant les gaz d’échappement des voitures, peut-être par l’intermédiaire d’un long tuyau.

Elle avait appris cela, pensait-elle, des Japonais. Ils lui avaient enseigné le calme devant la mort, et le moyen de gagner de l’argent avec le judo. Comment tuer, comment mourir. Yang et yin. Mais c’est dépassé, maintenant. Nous sommes dans un pays protestant.

C’était agréable de voir les fusées des Nazis passer sans s’arrêter et sans manifester le moindre intérêt pour Canon City, Colorado. Ni pour l’Utah, le Wyoming, la partie est du Nevada, ni pour des États couverts de déserts ou de pâturages. Nous ne présentons aucune valeur, se disait-elle. Nous pouvons vivre nos vies étriquées. Si nous y tenons. Si nous y trouvons un intérêt quelconque.

Elle entendit s’ouvrir la porte d’une des douches. Une forme apparut : c’était la grosse Miss Davis, qui avait terminé et qui partait, tout habillée, le sac sous le bras.

— Oh ! vous attendiez, Mrs Frink ? Je suis désolée.

— Ça ne fait rien, dit Juliana.

— Vous savez, Mrs Frink, j’ai tiré beaucoup de profit du judo. Plus encore que du Zen. Je tenais à vous le dire.

— Perdez vos hanches par la méthode Zen, dit Juliana. Perdez des kilos sans douleur avec le satori. Excusez-moi, Miss Davis. Je rêvassais.

— Est-ce qu’ils vous ont fait très mal ? demanda Miss Davis.

— Qui ça ?

— Les Japs. Avant que vous ayez appris à vous défendre par vous-même.

— Cela a été terrible, dit Juliana. Vous n’êtes jamais allée sur la Côte ? Là où ils sont ?

— Je ne suis jamais sortie du Colorado, dit Miss Davis d’une voix qui tremblait légèrement.

— Cela pourrait arriver ici, dit Juliana. Ils pourraient décider d’occuper également cette région.

— Plus maintenant !

— On ne sait jamais ce qu’ils vont faire, dit Juliana. Ils dissimulent leurs véritables pensées.

— Que… vous ont-ils fait faire ?

Miss Davis, serrant son sac contre elle de ses deux mains, se rapprocha, dans l’obscurité, pour mieux entendre.

— Tout, dit Juliana.

— Oh ! mon Dieu. Je me défendrais, dit Miss Davis.

Juliana la pria de l’excuser et entra dans la douche vacante ; quelqu’un s’approchait, la serviette sur le bras.

Un peu plus tard, elle s’installa dans un box chez Charley et consulta distraitement la carte des hamburgers. Le juke-box jouait un hillbilly, guitare et chant plaintif hoquetant d’émotion… L’atmosphère était chargée de la fumée dégagée par la graisse qui tombait sur la braise. Et pourtant l’endroit était chaud et gai, elle était réconfortée de s’y trouver. Elle aimait voir les chauffeurs de camions au comptoir, la serveuse, le gros cuisinier irlandais en veste blanche qui rendait la monnaie devant la caisse enregistreuse.

En la voyant, Charley s’approcha pour s’occuper d’elle personnellement. Esquissant un sourire, il demanda de sa voix traînante :

— Madame veut du thé maintenant ?

— Du café, dit Juliana en supportant avec patience la bonne humeur un peu insistante du cuisinier.

— Ah bon ! dit Charley en hochant la tête.

— Et le sandwich chaud au steak avec de la sauce.

— Vous ne préférez pas un bol de soupe au nid de rat ? Ou bien peut-être de la cervelle de chèvre frite à l’huile d’olive ?

Deux des chauffeurs de camions, se retournant sur les tabourets, rirent de la bonne blague. Et ils prirent aussi plaisir à remarquer combien Juliana était séduisante. Même sans les plaisanteries du cuisinier, tôt ou tard ils se seraient retournés pour la regarder. Des mois de judo lui avaient donné un aspect musclé exceptionnel ; elle savait très bien la maîtrise que cela lui donnait de son corps et le bien que le judo avait fait à sa silhouette.

Tout vient de la musculature des épaules, se disait-elle en les voyant l’observer. C’est comme pour les danseuses. Rien à voir avec la taille. Envoyez vos épouses au gymnase et nous leur apprendrons. Et vous serez tellement plus satisfaits de la vie.

— Faites gaffe, dit le cuisinier avec un clin d’œil. Elle vous enverrait au tapis comme un rien.

— D’où êtes-vous ? demanda-t-elle au plus jeune des chauffeurs.

— Du Missouri, répondirent les deux hommes en même temps.

— Vous êtes des États-Unis ? demanda-t-elle.

— Moi, oui, répondit le plus âgé des deux. De Philadelphie. J’ai trois gosses là-bas. L’aîné a onze ans.

— Écoutez, demanda Juliana. Est-il possible de trouver une bonne situation avantageuse par là-bas ?