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— Suis-je donc très en avance ? se demanda M. Morel, qui savait son greffier homme exact.

Mais, l’étonnement de M. Morel devait s’accroître de plus en plus, et quelques secondes après, le magistrat demeura figé de stupéfaction à l’entrée de son cabinet.

Dans le petit salon qui attenait au bureau dans lequel se tenait d’ordinaire le magistrat, régnait un grand désordre et un tapage épouvantable. M. Morel s’avança et constata que, dans la pièce, se trouvaient, à côté du procureur général, deux inconnus qui s’occupaient activement à ranimer une jeune femme évanouie gisant sur le canapé.

— Monsieur le procureur, balbutia le magistrat, lorsqu’il put enfin dire une parole, qu’est-ce que cela signifie ?

Le procureur se retourna, il aperçut le juge :

— Ah vous voilà, mon cher Morel, dit-il, eh bien, je suis content que vous arriviez. Voilà une histoire extraordinaire, figurez-vous que…

Le procureur s’arrêta :

— Mais au fait, reprit-il, il faut d’abord que je fasse les présentations.

Les deux inconnus qui soignaient la femme évanouie venaient en effet de se retourner et regardaient le magistrat.

Le procureur les désigna et s’adressant au juge :

— Je vous présente, dit-il, M. Juve, inspecteur de la Sûreté, et son collaborateur. Ces messieurs ont eu l’occasion, cette nuit, de faire connaissance avec la jeune femme que vous voyez étendue sur ce canapé. Ils ont cru devoir vous l’amener, car elle peut être, paraît-il, d’un gros intérêt pour l’enquête que vous poursuivez en ce moment dans l’affaire Chambérieux-Tergall.

— Ah véritablement, est-ce possible ? Mais je ne comprends rien du tout.

— Vous allez comprendre, ces messieurs vous expliqueront.

Puis, comme s’il avait hâte de disparaître, le procureur général salua le magistrat :

— Votre bureau, monsieur Morel, n’était pas fermé à clef, c’est pourquoi nous nous y sommes introduits pour donner les premiers soins à cette personne, vous nous excuserez de cette violation de domicile.

Le procureur général s’était à peine retiré que la femme évanouie reprenait peu à peu ses sens.

Elle se redressa lentement, comprima ses tempes de ses deux mains, tapota ses cheveux d’un geste naturel et instinctif, puis son regard abasourdi s’arrêta sur Juve. Il prit une expression de haine.

— Eh bien, nom de Dieu, hurla-t-elle, vous avez une drôle de manière de traiter les gens que vous invitez à souper. Espèce de brute, lâche, cafard. C’est ça que vous appelez inviter les gens à déjeuner à la campagne. Mais soyez tranquille, ça ne se passera pas comme ça.

Juve, impassible, laissa passer l’orage des propos que tenait à son égard l’irascible Chonchon. Moins pacifique et moins calme, M. Morel sentit soudain une grosse colère monter en lui.

— Madame ou mademoiselle, déclara-t-il, je vous invite à modérer votre ton.

Chonchon considéra une seconde le nouveau venu, puis avec la plus parfaite désinvolture :

— Toi, fit-elle, je ne sais pas ce que tu viens faire là-dedans, mais nous sommes déjà assez sans toi. Tâche de la boucler et débine-toi, si tu n’as rien de mieux à faire.

— Madame, dit-il, la gorge serrée par l’indignation, vous ignorez donc qui je suis : je suis le juge d’instruction.

— Ah, dit Chonchon, calmée subitement, je vous demande pardon, je ne vous connaissais pas.

Puis, regardant Juve d’en dessous :

— Racaille de mouchards, cria-t-elle, vous en êtes, des mufles.

Fandor avait tiré son compagnon à l’écart :

— Juve, lui demanda-t-il, m’expliquerez-vous enfin pourquoi vous avez amené ici cette malheureuse Chonchon ?

— Je t’expliquerai. Ce n’est pas le moment.

Le policier d’ailleurs se rapprochait de Chonchon : La malheureuse chanteuse pleurait à chaudes larmes, balbutiant des paroles entrecoupées :

— C’est dégoûtant, absolument dégoûtant de profiter de ce qu’une femme est grise pour la faire causer, pour lui faire raconter des choses. Qu’est-ce que j’ai bien pu leur dire, cette nuit, lorsque j’ai tant parlé, sans même savoir avec qui j’étais ?

— Aviez-vous donc, mademoiselle, quelque chose à cacher que vous redoutiez maintenant d’avoir parlé d’une façon intempestive ?

Pendant que Juve parlait à l’oreille du magistrat, Fandor se rapprocha de la chanteuse, qui lui faisait pitié.

— Ne vous emballez pas comme ça, Chonchon, lui murmura-t-il à l’oreille, croyez bien que ce n’est pas pour le plaisir de vous embêter qu’on vous a amenée ici. Tenez, je suis sûre que Juve, qui n’est pas un méchant homme, va se contenter de vous demander quelques renseignements, et si vous lui répondez gentiment, vous serez libre de vous en aller.

Chonchon redressa la tête à ces dernières paroles :

— Libre de m’en aller ? fit-elle, mais ne le suis-je donc pas en ce moment ? Je suis arrêtée, n’est-ce pas ? Vous m’avez arrêtée tous les deux ? On va me jeter en prison ?

— Mais non, vous n’êtes pas arrêtée, pourquoi avez-vous donc si peur ? Auriez-vous par hasard une raison qui vous fasse redouter…

— Rien du tout, mais est-ce qu’on sait jamais avec vous autres, car on la connaît la police. On sait bien ce qu’elle vaut.

Chonchon s’animait de nouveau. Mais brusquement elle se tut.

M. Morel venait de frapper un coup sec sur l’acajou de son bureau.

— Silence, mademoiselle, je vous ordonne de faire silence. J’ai besoin de vous interroger, en présence de témoins. Veuillez vous asseoir et vous taire, sinon je serai obligé de sévir.

M. Morel, après avoir obtenu le silence, appuya sur un timbre, son greffier apparut.

— Faites venir les témoins, ordonnait-il, appelez ensemble Chambérieux et Tergall. L’autre attendra.

À ces mots, Chonchon devint toute pâle. Elle avait compris, on allait la mettre en présence du bijoutier et du marquis. Mais pourquoi ? La chanteuse parut atterrée et sans qu’on pût comprendre pourquoi, elle murmura :

— La gaffe, ça c’est la plus grosse gaffe qui puisse arriver.

Chonchon s’était tournée à contre-jour, elle avait pris dans son sac à main un petit flacon d’eau de Cologne dont elle humectait son mouchoir dans le sévère cabinet du juge. Chonchon avait étalé son manteau doublé de soie, son écharpe de fourrure, on se serait cru dans un boudoir. Et cet aspect inattendu du bureau occupé par le magistrat instructeur ne fut pas fait pour peu surprendre Chambérieux et Tergall lorsqu’ils y pénétrèrent.

Après avoir d’une légère inclinaison de tête salué M. Morel, les deux hommes virent Chonchon et parurent abasourdis. Juve, sans se préoccuper des nouveaux venus était allé se placer à côté de Chonchon. Il lui avait pris la main doucement et la jeune femme intriguée, résignée, s’était laissée faire sans comprendre. Juve, toutefois, avait un but : il enleva de l’annulaire de la main droite de Chonchon une fort belle bague qu’elle portait au doigt, puis il lâcha la main de la jeune femme et, déposa le bijou sur le bureau du magistrat au beau milieu du buvard.

— Mademoiselle, demandait M. Morel, vous avez cette nuit, en soupant avec ces messieurs…

Et le magistrat, d’un geste large de la main, désignait Juve et Fandor.

Mais à ce moment deux exclamations étouffées l’interrompirent. Elles émanaient de Chambérieux et de Tergall :

— Comment Chonchon ? avaient murmuré l’un et l’autre.

— Silence, messieurs.

Le magistrat poursuivit :

— … En soupant cette nuit avec ces messieurs, mademoiselle, vous leur avez fait une déclaration des plus graves, si grave même qu’elle a déterminé M. l’Inspecteur de la Sûreté ici présent à vous amener en mon cabinet. Je vais vous demander de la confirmer de la façon la plus précise. Cette bague – et le magistrat désigna le bijou – vous la portiez il y a un instant. M. Juve en vous interrogeant, sur son origine, cette nuit vous a dit : « D’où tenez-vous donc cette bague ? »