— Mais nullement, mademoiselle, je ne suis pas plus habitué à faire du pied comme vous dites que je ne suis accoutumé à ce qu’on m’en fasse. Poursuivez votre récit.
— Bref, de fil en aiguille, je lui raconte ma vie, il me raconte la sienne, soi-disant qu’il était un fils de famille, voyageant pour son plaisir, qu’il avait beaucoup d’argent, et patati et patata. Toujours est-il qu’en arrivant au Mans, j’avais plus grand’chose à lui refuser. Je dois reconnaître que ce garçon-là s’est très bien conduit avec moi. Il y en a qui, après avoir obtenu ce qu’ils voulaient, m’auraient laissée là sur le quai de la gare, à me dépêtrer toute seule. Eh bien, non, il a été plus chic que ça. « Vous venez déjeuner avec moi ? qu’il m’a dit. On va faire une petite noce ». Ma répétition n’était qu’à quatre heures du soir, il était midi et demi, vous pensez si j’ai accepté. À la fin du déjeuner, il m’a donné cette bague, et voilà toute l’histoire.
— Je voudrais bien, mademoiselle Chonchon, que vous nous reparliez de ce prêtre qui était monté dans le train à Connerré.
— Le prêtre, vous n’avez pas deviné que c’était lui ? Ce jeune homme, mon amant, l’homme à la bague quoi. Vous pensez bien que je l’ai reconnu. Il avait des yeux c’t’homme-là, quand on les voit une fois, on ne les oublie jamais. Seulement, vous comprenez, avant de venir me faire du boniment, il est probable qu’il avait changé de costume. Car, bien entendu, j’aurais tout de même pas été déjeuner avec un prêtre en soutane.
Juve demanda :
— L’avez-vous revu ce monsieur ?
— Non, dit Chonchon. Mais il a promis de m’écrire. Seulement, vous comprenez, c’est fort embêtant pour moi d’aller raconter cette histoire devant Chambérieux ou devant Tergall qui se figurent qu’ils sont les seuls.
Juve réfléchissait :
— Naturellement, demanda-t-il, vous reconnaîtriez cet homme, je veux dire l’homme à la bague, si on vous le montrait. Même habillé en prêtre ?
— Comment donc, si je le reconnaîtrais.
— Oui, dit Juve à mi-voix, au juge, il faut faire comparaître l’abbé Jeandron. Il est cité si je ne me trompe.
— Introduisez l’abbé, ordonna M. Morel.
Quelques instants plus tard, le prêtre pénétrait dans le cabinet du juge. Il s’inclina devant Chonchon, toute troublée, salua Juve, et Fandor, puis s’adressant au magistrat :
— Monsieur le juge, j’ai oublié la dernière fois que vous m’avez fait l’honneur de me recevoir, de vous signaler un détail qui peut-être aura de l’importance à vos yeux : lorsque je suis revenu coucher à l’Hôtel Européen, j’en suis reparti, comme vous le savez – comme je vous l’ai déclaré du moins – le lendemain matin, de fort bonne heure. J’ai laissé dans ma chambre quelques menus bagages. Notamment une soutane et un chapeau de rechange dont j’avais fait emplette le jour précédent et que je rapportais à la cure. Or, je me suis aperçu, il y a deux ou trois jours seulement, que cette soutane et ce chapeau me manquaient. J’ai interrogé ma mémoire, et acquis la certitude que j’avais laissé ces vêtements dans la chambre de l’hôtel et que je ne les avais pas revus depuis.
— De mieux en mieux, s’écria Juve.
Le prêtre s’arrêta, dévisagea le policier :
— Ma déclaration vous intéresse, monsieur ?
— Énormément, répondit le policier.
Cependant, M. Morel s’adressait à Chonchon :
— Voici M. l’abbé Jeandron, persistez-vous dans vos déclarations ?
— Quelles déclarations ?
— Le prêtre qui est monté dans le train du Mans à Connerré avec lequel vous avez passé l’après-midi, est-ce monsieur ?
Le juge désigna l’abbé Jeandron.
— Mais non, fit Chonchon, je le connais bien, monsieur, c’est M. l’abbé Jeandron, le vicaire de Poncé.
— Alors, ce que vous nous avez raconté est inexact ?
— Pas du tout. C’est d’un autre qu’il s’agit, voilà tout. Je vous dis que c’était un curé, ou tout au moins un bonhomme habillé avec une soutane.
Juve intervint :
— J’attire votre attention, monsieur Morel, sur la réticence que vient de formuler mademoiselle. « Ou tout au moins ». Retenez bien cette opinion…
— Je ne comprends pas, fit le magistrat.
— Pour moi, fit Juve, la chose est claire comme de l’eau de roche.
Le magistrat passa dans la pièce voisine en compagnie du policier. L’abbé Jeandron, la chanteuse, et Fandor, restaient à se regarder dans le blanc des yeux.
— Monsieur, expliqua Juve au magistrat instructeur, la situation s’éclaircit. Il résulte des déclarations de Chonchon qu’un homme habillé en prêtre a pris le train à Connerré et s’est dirigé vers Le Mans. Cet homme habillé en prêtre est parti de Saint-Calais par le train de onze heures dix. Nous savons qu’un billet lui a été délivré. Il paraît être le voleur des bijoux. Le fait qu’il ait offert à la chanteuse une bague provenant du vol le confirme. La question était de savoir comment notre voleur a pu revêtir un vêtement d’ecclésiastique, pourquoi et comment il se l’est procuré ? Tout s’explique depuis la déclaration de l’abbé Jeandron. J’en conclus donc : l’abbé Jeandron vous a dit la vérité, monsieur le juge, lorsqu’il a déclaré avoir quitté l’Hôtel Européen de fort bonne heure le jour du vol ; les témoins, qui assurent avoir vu un prêtre sortir précipitamment de l’hôtel quelques instants après onze heures n’ont pas menti non plus. Ils ont vu en effet sortir le voleur, et le voleur qui s’était affublé de la soutane et du chapeau dérobés à M. l’abbé Jeandron. Reste donc à découvrir l’auteur de cette audacieuse supercherie, mais il nous faut le chercher hors d’ici et écarter définitivement tout soupçon au sujet des personnes incriminées jusqu’ici.
Fandor, sans vergogne, s’était introduit dans la pièce où les deux hommes s’entretenaient :
— L’abbé, interrompit-il, demande s’il peut se retirer ?
— Mais certainement, fit le magistrat, qui abandonna un instant Juve pour aller rendre la liberté au prêtre.
— Bravo, mon cher, disait Fandor à son professeur de police, voilà qui est bien raisonné. Je viens de vous entendre et j’ai admiré une fois de plus la logique de votre esprit.
— C’était simple, fit Juve, voilà tout.
— Joli tout de même le tour. Bien exécuté, pas vrai ?
— Pas trop mal, déclara Juve, quoique ne cassant rien, à vrai dire. Mais où veux-tu en venir ?
— À ceci, Fandor : si Fantômas n’était pas en prison, s’il n’était pas enfermé dans une cellule de la maison d’arrêt de Louvain, ça pourrait bien être, j’en mettrais ma main au feu, un coup à la Fantômas.
— Et pourquoi est-ce que ce n’en serait pas un ? On pourrait toujours voir.
— Au fait, poursuivit Fandor, on pourrait voir à télégraphier une insinuation de ce genre à La Capitale.
— Oui, fais donc un article dans ce sens.
Mais soudain un cri. C’était M. Morel qui venait de le pousser. Au moment où il rentrait dans la pièce, il avait surpris les dernières paroles de Juve.
— Un journaliste, hurla le magistrat terrifié, monsieur Juve, vous vous êtes permis d’introduire un journaliste dans mon cabinet ?
— N’ayez aucune crainte, monsieur le magistrat, mon ami Jérôme Fandor n’est pas un journaliste comme les autres, il ne bavarde pas. D’ailleurs, voyez, il se retire.
— Parbleu, quand tout est terminé.
Cependant Fandor s’était éclipsé, riant sous cape des émotions du brave magistrat.
Au passage, il prit par le bras la malheureuse Chonchon, abandonnée de tous, qui, profitant d’un petit miroir, avait remis son chapeau et réparé le désordre de sa toilette.