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— Allons, ces émotions ont dû vous creuser. Venez avec moi, je vous invite à déjeuner.

— Ma foi, je veux bien, dit Chonchon, vous êtes le seul à peu près propre dans toute cette bande de mufles.

Elle poussa un gros soupir :

— Comment diable est-ce que je vais m’en tirer avec mes deux numéros ? Qu’est-ce que je vais dire à Chambérieux et à Tergall ?

10 – PLAN INFERNAL DE JUVE

Il y avait dix minutes à peine que Juve et Fandor venaient de regagner l’appartement que le policier occupait depuis des années et des années rue Bonaparte.

Fandor qui pour une nuit, sur l’invitation de son compagnon, s’apprêtait à dormir chez Juve, avait en souriant fait le tour de toutes les pièces, fureté un peu partout, regardé sous les lits, secoué les tentures, ouvert les placards, cela, disait-il, froidement, afin d’être certain qu’il n’y avait pas « d’embusqué ».

Juve ne restait pas inactif. Lui aussi parcourait l’appartement en tous sens, lui aussi cherchait. Mais de son examen ni de celui de Fandor rien ne résultait en fin de compte qui fût le moins du monde inquiétant.

— Allons, viens, Fandor, cria Juve, regagnant son cabinet de travail et tirant d’un placard une petite cave à liqueurs. J’imagine que nous aurons la paix cette nuit et que nous pourrons dormir.

— Mon bon Juve, dit Fandor tout en trinquant d’enthousiasme avec le policier, j’ai pour vous l’affection la plus inébranlable, le respect le plus absolu, la sympathie la plus ardente, mais vous vous enfoncez l’obélisque dans l’œil si vous croyez vraiment que vous vous reposerez cette nuit.

— Ah çà, qu’est-ce que tu me chantes ? Tu prétends m’empêcher de dormir ? Eh là, Fandor, si je t’ai invité à venir coucher ici, je te prie de croire que ça n’est pas pour que tu viennes déranger mes habitudes de célibataire rangé. Enfin, vas-tu m’expliquer pourquoi je ne me reposerai pas cette nuit ?

— Ah ça, Juve, est-ce que vous vous foutez de moi ? oui ou non ? J’aimerais à le savoir.

— Et pourquoi veux-tu que je me moque de toi, Fandor ?

— Parce qu’il me semble que votre conduite…

— Ma conduite ? qu’est-ce que tu lui reproches ?

Fandor s’était installé à califourchon sur une chaise, appuyant son menton au dossier, se balançant, au grand risque de perdre l’équilibre.

— Ce que je reproche à votre conduite, digne Juve, c’est tout et rien. Vous êtes énigmatique comme le sphinx, assommant comme une mouche, muet comme une taupe.

— Explique-toi.

— Je m’explique : Juve, vous êtes dormeur comme une marmotte, parce que de Saint-Calais à Paris, aussi bien dans le wagon du tortillard que dans le compartiment de l’express, vous avez roupillé sans arrêt. Vous êtes muet comme une taupe parce que, quand vous dormez, vous ne fournissez aucune explication. Vous êtes énigmatique comme le sphinx parce que tout dans vos attitudes est incompréhensible. Vous êtes assommant comme une mouche, enfin, parce qu’à chaque minute à chaque instant, quelque effort que l’on fasse pour vous comprendre, on demeure stupide devant l’ingéniosité de vos pensées. Voilà, c’est clair ?

— Ça n’est pas clair du tout. Très sérieusement, je ne te comprends pas, Fandor ?

— Oui ou non, Juve, vous moquez-vous de moi ?

— Oui ou non, répondait Juve, vas-tu m’expliquer ce qui t’intrigue si fort ?

— Juve, quand je vous ai rencontré au Mans, je vous ai dit que j’avais reçu deux avertissements de Fantômas et que Fantômas, par conséquent, était mêlé aux affaires de Saint-Calais. Là-dessus, vous m’avez traité d’idiot. Est-ce exact ?

— Très exact, Fandor.

— Alors, pourquoi, Juve, hier soir, parlant à la personne même de M. Morel, avez-vous déclaré que Fantômas était le coupable du vol ? Et pourquoi ce matin m’avez-vous fait prendre à Saint-Calais le train de Paris en me déclarant, sans autre explication, que nous allions nous occuper de Fantômas ?

— Allons, Fandor, un peu de calme. J’avoue que tu peux être furieux à bon droit et je t’annonce que je vais t’expliquer tout ce qui te paraît incompréhensible. C’est simple comme bonjour.

— Juve, je suis sur le gril.

— D’abord, Fandor, tu es un serin.

— C’est admis. Voyons la suite ?

— Non. Arrêtons-nous au contraire à cette première évidence. Tu es un serin, mon petit Fandor, car tu n’as pas été capable d’inventer qu’il était fort possible que, pour toi et pour moi, Fantômas n’était nullement mêlé aux affaires de Saint-Calais alors qu’il y était directement mêlé pour M. Morel, le procureur général, et consorts.

— Ce qui veut dire, Juve ?

— Mais ce qui veut dire, parbleu, que j’ai menti hier soir quand j’ai dit que je croyais Fantômas le coupable !

— Pourtant, mes télégrammes, le coup de téléphone ?

Juve, à nouveau, hoqueta de fou rire :

— Mon pauvre ami, cela ne prouve pas grand-chose. Le coup de téléphone de Fantômas, c’était quelque chose d’absolument idiot destiné à quelqu’un de rigoureusement imbécile. La dépêche était du même goût.

Puis, comme Fandor ouvrait des yeux abasourdis, comme il paraissait ahuri, Juve expliqua :

— Mais naïf que tu fais, voyons, Fandor, c’est moi, moi, Juve, qui t’ai donné le coup de téléphone de la part de Fantômas. Et c’est moi, moi, Juve encore, qui t’ai envoyé la dépêche signée Fantômas.

— Vous, Juve, c’est vous l’auteur de ces mystérieuses communications ? ah çà, par exemple, je ne m’en serais jamais douté.

— C’est ce que je te reproche, Fandor. Mais, sapristi, si tu avais réfléchi deux minutes, tu te serais dit qu’il était impossible que Fantômas eût reçu en prison ton article intitulé : « Cherchez la Femme » à l’heure où l’on t’adressait un télégramme. Rien que ça aurait dû te faire penser que tu étais la victime d’un imposteur.

— J’ai parfaitement songé que Fantômas n’avait pas pu avoir mon article à sa prison de Louvain, mais j’ai immédiatement admis qu’il s’était évadé, qu’il n’était plus là-bas. Or, d’après vous, Juve, Fantômas est toujours en prison ?

Juve haussa les épaules, ricana, puis lentement, appuya sur les mots il déclarait :

— Oui. Fantômas est encore en prison. Mais pas pour longtemps.

— De plus fort en plus fort, Juve. Que diable voulez-vous dire ? Si vous saviez – et vous le saviez – que Fantômas était en prison, par conséquent hors d’état d’agir, pourquoi, Juve, m’avez-vous envoyé un coup de téléphone de la part de Fantômas, une dépêche signée Fantômas. Pourquoi avez-vous dit hier : « Fantômas, c’est le coupable » ?

— Parce que je n’entends pas que Fantômas reste trop longtemps à la prison de Louvain…

— Mais, mon Dieu, où voulez-vous donc qu’il aille ?

— À l’échafaud.

Il ne plaisantait plus.

— Écoute, Fandor, voici mon plan de guerre : il est incontestable que Fantômas nous a roulés, m’a roulé, lorsqu’il s’est fait arrêter en Belgique, en Belgique où l’on ne guillotine pas. Fandor, tant que Fantômas sera en Belgique détenu à la prison de Louvain, détenu à perpétuité en raison de sa qualité de condamné à mort dont la peine a été commuée, il sera hors d’atteinte. Donc, coûte que coûte, il faut faire revenir Fantômas en France. En France, où l’échafaud saura rendre ce bandit inoffensif définitivement. Tu comprends cela, je suppose ?

— Sans doute, Juve, je comprends que nous ne pouvons rien contre Fantômas tant qu’il est en Belgique, mais…

— Laisse-moi parler. Quand j’ai appris les vols de Saint-Calais, je me suis immédiatement rendu sur les lieux. J’y ai enquêté, j’ai interrogé, à droite et à gauche, les personnalités susceptibles d’éclairer ma religion, bref, et je te l’ai raconté, je suis arrivé à établir de la façon la plus certaine que le vol avait été commis par des individus appartenant à une bande d’apaches, la bande des Ténébreux, composée d’anciens complices de Fantômas. Bon. Que penses-tu que j’aie fait alors ?