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Et le vieux brigadier, prenant familièrement le bras de son collègue Boulinard, ajouta, se penchant à son oreille :

— Je crois même que le juge d’instruction de Saint-Calais, votre nouveau juge, se trouvera présent.

— Sapristi, s’écria Boulinard, voilà ce que M. Morel n’aurait jamais fait.

— Il aurait eu bien trop peur, tout au moins pour ses rhumatismes, de s’aventurer dehors la nuit.

Puis, les chefs ayant donné encore à leurs hommes quelques instructions de détail, se remirent en marche, les précédant en direction de la Mare-aux-Oies.

***

Le bal qui s’était installé à proximité de Bouloire, à l’extrémité d’un champ, à la lisière d’un petit bois, était une nouveauté dans le pays. Des forains venus là, avec deux roulottes tramées par des chevaux étiques. Des hommes d’équipe avaient posé sur le sol une sorte de plancher qu’ils avaient surmonté d’une grande tente à peu près imperméable. Ils avaient disposé à l’intérieur un éclairage sommaire. Dans un angle de la tente, un comptoir de zinc avec quelques bouteilles de vin ou d’alcool, et de part et d’autre, ce comptoir était flanqué de barriques de cidre destinées, elles aussi, à étancher la soif de la future clientèle. Sur la porte, un écriteau : « Bal public ».

Puis, par des prospectus multicolores, les entrepreneurs avaient avisé le voisinage, à trois lieues à la ronde, que tous les soirs, de huit heures à onze heures, on pourrait venir danser à la Mare-aux-Oies moyennant un droit de dix centimes pour les cavaliers et de cinq centimes pour les dames.

Depuis quinze jours que le bal public était installé, et bien que ce fût la mauvaise saison, il faisait des affaires d’or. C’était en effet l’époque où les travailleurs de la terre ne sont pas très occupés et où celle-ci n’exige pas que l’on soit au travail aux premières lueurs du jour. Pourtant, le local où l’on conviait les danseurs à venir se réunir n’avait rien de bien engageant. Le plancher était raboteux, mal joint, l’orchestre uniquement constitué par un vieil orgue de Barbarie que tournait, le moins souvent possible, une espèce d’Arabe qui, dans la journée, allait essayer de vendre dans les fermes des peaux de biques et des tapis d’Orient. La caisse était tenue par une grosse femme à laquelle des cheveux blancs ne réussissaient pas à donner un air respectable.

Quant à la défense du comptoir contre les envahisseurs trop assoiffés, elle était principalement assurée par un grand diable long et maigre, à la figure farouche, et au poing vigoureux.

La clientèle qui fréquentait le bal se composait non seulement des inévitables amoureux qui profitent de toutes occasions bonnes ou mauvaises, pour se réunir et se prodiguer des tendresses, mais encore de temps en temps de quelques familles d’honnêtes paysans qui, naïvement, venaient se fourvoyer en ce mauvais lieu, auxquels se mêlait toute une population interlope et peu recommandable de filles et de souteneurs.

Ce bal public de la Mare-aux-Oies, était inquiétant et on aurait vite compris pourquoi, si l’on avait su que les forains, ou soi-disant tels, qui dirigeaient cette entreprise, n’étaient autre que des membres de la bande des Ténébreux, qui, en venant s’installer en pleine campagne, méditaient autre chose que de donner à danser aux populations chaque soir, pour la modique somme de deux sous.

La mère Toulouche, vieille récidiviste, habituée des maisons centrales, ancienne receleuse et criminelle impunie remplissait les fonctions de caissière. Au comptoir, trônait le grand Bec-de-Gaz, l’évadé de l’île de Ré, le forçat condamné pour le meurtre de sa maîtresse, quelques années auparavant. Et enfin, le chef d’orchestre, comme il s’intitulait d’ailleurs, non sans pompe et avec exagération, n’était autre que l’Algérien Mahamoud dit Peau-de-Zébi.

Mais, si les patrons du bal public étaient connus de la police parisienne, ils n’avaient pas eu encore maille à partir avec les autorités de la province avoisinant Saint-Calais et le Mans. Naturellement, ils s’étaient affublés de noms qui ne rappelaient en rien leur existence passée, et pendant les premiers jours ils avaient exercé leur industrie avec assez de correction pour qu’on ne songeât pas à les expulser immédiatement.

Toutefois, depuis quelques soirs, on se plaignait dans le voisinage. Du bétail ou de la volaille disparaissaient des crèches ou des poulaillers. Les riverains de la Mare-aux-Oies chuchotaient qu’il devait se passer des choses peu édifiantes dans la clientèle qui fréquentait ce bal. De plus en plus les honnêtes gens s’en éloignaient, et la foule des rôdeurs et des individus sans aveu semblait en faire son quartier général.

Ce soir-là, cependant l’affluence était extrême, c’était un samedi, on pouvait donc se reposer le dimanche et malgré la mauvaise réputation de l’établissement, une clientèle locale, fort nombreuse, était venue. On s’écrasait sous la tente qui recouvrait le plancher, mais cela importait peu aux danseurs, désireux surtout de se remuer et de s’agiter, et aux amoureux qui ne trouvaient aucun inconvénient à être perpétuellement serrés les uns contre les autres.

Toutefois, dans la foule des campagnards, se glissaient de temps à autre des individus qui passaient inaperçus au premier abord, mais laissaient ensuite aux gens qu’ils avaient visés des surprises désagréables. Le père Grelot, venu lui aussi de Paris, comme les autres, exerçait volontiers sa coupable industrie de voleur à la tire dans la foule, venue là pour se distraire.

— C’est le moment disait-il à l’Élève, de faire ton apprentissage, vas-y, fils, et ne t’émotionne pas, c’est tous des poires, tu peux taper dans le tas, ils n’ont pas la peau sensible, et on peut fouiller dans leurs poches sans qu’ils s’en aperçoivent.

L’Élève était aussi fort que son maître, qui, d’ailleurs ne se contentait pas de donner des conseils. Et les deux gaillards, en l’espace d’une demi-heure, avaient fait une si ample provision de mouchoirs aux coins desquels étaient noués des pièces blanches et de gros porte-monnaie remplis de sous, que Bec-de-Gaz, qui n’ignorait pas leurs procédés, se vit dans l’obligation de leurs faire des reproches :

— Quand ils seront tous fauchés, déclarait le grand bandit, comment voulez-vous qu’ils viennent consommer à mon comptoir. Et puis, à force de les faire comme ça à l’esbroufe, ils finiront peut-être par s’en apercevoir.

Le père Grelot et l’Élève sourirent, ne parurent pas vouloir tenir compte des observations de l’apache, alors celui-ci se fâcha :

— D’abord, c’est très simple, fit-il, au prochain porte-monnaie que vous barbotez l’un ou l’autre, je vous sors de la tôle jusqu’à la fin du monde. Ici je suis venu pour faire du commerce, c’est pas la peine que vous attiriez l’attention de la police et me fassiez venir des histoires.

— Ça, reconnut le père Grelot, j’avoue que t’as raison. L’Élève va se tenir tranquille, moi je vais me faire la main encore deux ou trois fois, et puis j’irai boire la moitié de la recette à ton comptoir, mon vieux Bec-de-Gaz.

Cette promesse satisfaisait l’apache, qui n’insista plus pour que sa clientèle fût tenue en respect par les voleurs.

Au surplus, ses fonctions de débitant l’absorbaient, car les buveurs étaient légion. À deux ou trois reprises, Bec-de-Gaz quitta la tente pour aller dans un petit appentis voisin chercher celle qui l’aidait dans ses fonctions, et particulièrement lavait la vaisselle.

— Fleur-de-Rogue, appela-t-il, Fleur-de-Rogue.

Mais il n’obtint pas de réponse, et ce fut seulement lorsqu’il se rendit pour la troisième fois dans la soupente qu’il aperçut la personne tant recherchée, qui gisait accroupie sur le sol, entre deux baquets d’eau sale.